(N°34) Par Paul ARDENNE –

La problématique dite de l’« artiste sans œuvre » n’est pas expressément nouvelle. Dès le 19e siècle, dans les cercles les plus radicaux, la question est posée de l’utilité de l’œuvre d’art. Au juste, à quoi cela sert-il, une œuvre d’art ? On l’utilise diversement pour la regarder, pour décorer une place publique, pour égayer notre quotidien… sans que notre vie en soit changée, du moins de façon notoire. Ce critère d’agrément, de futilité disent certains, cet aspect accessoire de l’œuvre d’art peuvent légitimement déranger. Ils fournissent au demeurant la célèbre formule de Nietzsche pour qui « nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité », comprendre : l’art est une consolation, un narcotique, il nous allège un instant, le temps que nous lui consacrons, à la pensée de la mort, de notre finitude inéluctable, et de l’absurdité ou peu s’en faut de toute vie. Un écran de fumée.

S’alléger de l’œuvre d’art, soit. Mais que reste-il à l’artiste, s’il renonce à créer ? Que lui reste-t-il, d’abord, pour se faire valoir auprès d’autrui ? Le narcissisme, Freud nous le garantit, est le plus puissant moteur de la création moderne : on crée d’abord pour être admiré(e), aimé(e). Que lui reste-il encore, à ce même artiste, s’il entend bien jouir de faire, de concevoir, de fabriquer ? La fabrique, le « travail » sont pour tout créateur des données essentielles, rien moins que salvatrices (Hannah Arendt, avec raison, fait du travail créatif le Travail par excellence, avec majuscule) : enlevez-moi mon temps de création et je dépéris, je verse dans la mélancolie.

Se « désartialiser », enlever de soi l’obsession de créer : pour ce faire, certains artistes modernes qui ne souhaitent pas expressément être « utiles », faire œuvre d’utilité, fourbir le monde des collectionneurs et des musées en créations de leur cru vont répondre par une posture subtile, la posture ironique. Ceux-ci continuent de créer mais tout en faisant croire qu’ils ne sont pas dupes du peu de valeur de ce qu’ils créent. Les Incohérents, le Duchamp inventeur du readymade, les artistes revendiquant d’être « idiots » (dit Jean-Yves Jouannais), l’artiste s’autoproclamant « nul » Jacques Lizène…, en un même ensemble tactique, invalident pour partie l’« Art » avec majuscule, le « Grand art », renvoyé par eux au rang de « vestige » (Jean-Luc Nancy). Ce tour de passe-passe, en matière de « faire », est toutefois peu opératoire. Car même créer une œuvre d’art « nulle », à l’image des bien-nommées Croûtes de Gérard Gasiorowski, copies méticuleuses des toiles des plus mauvaises des peintres du dimanche, n’est pas si simple, et cela en passe encore par la livraison d’une œuvre d’art visible. Inefficace.

S’alléger de l’œuvre d’art, alors quoi ? Une autre stratégie, plus brutale, moins ambiguë celle-là, consiste à cette fin dans la pratique de l’art dit « furtif ». L’art furtif apparaît avec les années 1960 dans le sillage de l’art conceptuel, une forme de création critique dont l’obssession est d’échapper à l’esthétique de la « belle œuvre », de la séduction du regard (même en le dégoûtant) et de garder la haute main théorique en matière de « sens » de la création. L’artiste plasticien adepte de l’art furtif crée sans rien montrer de ce qu’il fait, à l’image de Douglas Huebler en 1969, lorsque l’artiste américain dépose entre deux bâtiments, aussi invisible qu’indétectable, un gaz inerte. À l’image, encore, d’un Fred Sanback, dont les sculptures minimalistes de fil s’avèrent si ténues qu’elles en deviennent parfois moins que visibles.

Décider d’être un artiste « furtif » n’est pas innocent, au regard d’abord de la question de la notoriété, toujours essentielle dans le processus de la reconnaissance publique, en général chère aux artistes. « Être connu, visible, désigné, reconnu comme un artiste ? Non merci. » Laurent Sfar, sur la place de la République, à Paris, déambule avec aux pieds des chaussures qu’il a dotées avec Sandra Foltz de lacets de plusieurs mètres de long, en simple marcheur. Irruption physique de type performance que celle-ci, insolite pour sûr (« Monsieur, vous n’avez pas noué vos lacets ! ») mais qui ne dit pas son nom, qui n’annonce pas to go : « Attention artiste ! Attention art dans le périmètre ! »

Laurent Sfar
Sandra Foltz et Laurent Sfar, Marche, 2000, vidéo documentaire, 1 mn 32 sec. Images extraites de la vidéo.

L’art furtif a cette particularité amoindrissante notoire, chère à l’artiste, du coup, qui entend ne pas se stariser, qui s’applique à créer dans son coin sans alerter personne, qui refuse de faire œuvre et en même temps de faire spectacle : il est pour l’essentiel invisible, il advient sans que quiconque ne s’en rende compte ou sans qu’on le prenne pour ce qu’il est réellement, à la manière du « perturbationisme » d’un Gilbert Coqalane. Ce dernier, devant un restaurant de l’enseigne de restaurant Buffalo Grill, attaque une sculpture de bison qui y sert de décor avec un arc et une flèche – il se fait arrêter bientôt par la police pour trouble à l’ordre public et dégradation de propriété privée.

En termes symboliques et sémantiques, la pratique furtive « recadre » l’artiste qui la pratique, du son plein gré. Elle indique que la reconnaissance transnarcissique inhérente au processus courant de la création qui s’expose n’est pas, cette fois, recherchée. Schéma ordinaire : « Je te donne mon œuvre, moi artiste, et toi spectateur tu me reconnais ; ce faisant, je te permets d’exister tout comme moi je te permets d’exister comme mon juge ». Schéma inhérent à l’art furtif : « Moi artiste, je ne te donne rien, à toi spectateur. Si je ne me passe pas de moi (je crée), je me passe fort bien de toi (je ne te montre rien de ma création) ». Rupture du pacte conventionnel exposition-reconnaissance-admiration-élection propre à la mise en circuit publique de l’œuvre d’art par son concepteur.

L’art furtif, que beaucoup ne comprennent pas voire jugent stupide (à quoi peut bien servir une création en arts visuels si on ne la voit pas et si on nous la cache ?), est une pratique autant qu’un symptôme, celui d’une lassitude des codes mêmes de l’élection et de ses ressorts (la notoriété construite de toutes pièces, la mode, l’appui médiatique, la valeur acquise sur le marché des biens culturels). L’artiste furtif, pour sa part, aborde l’art de façon différente, non en opposant de principe (il mène une guerre en général solitaire et autocentrée) mais en personnalité lasse. En personne fatiguée, pour le dire autrement, des codes de validation, et de l’œuvre d’art, et de l’artiste qui la produit. Pour créer heureux, créons cachés. Hors de la vue publique.

De là, la consolidation d’un principe d’invisibilité de l’art qui accouche avec le tournant du 21e siècle d’un genre à part entière, l’art dit « invisuel » – non visuel, pas visible, se refusant au spectaculaire et même au principe du spectacle. Corina Chutaux Mila, autrice d’Esthétique de l’art invisuel (2021), définit celui-ci de la sorte : « L’art invisuel est une forme qui met en valeur l’art sans s’embarrasser du matériel, du réel, en somme : on se déleste de l’idée même d’’’œuvre d’art’’ ». Précisions ? « « Les artistes de l’Invisuel, continue-t-elle, se servent dans leurs pratiques des objets ordinaires, sans pour autant les détourner de leur nature première, pour les transformer en objets d’art. L’Art Invisuel peut être le conteneur de différents mouvements artistiques, des stratégies disruptives pensées à l’encontre du système artistique même, des modes de vie, et pour simplifier, de toute attitude, activité ou idée qui révélerait des qualités artistiques non rétiniennes, et par conséquent invisuelles. »

L’art invisuel ? Une création échappant à la perception, visuelle d’abord et par extension, médiatique. Une création, en cela, retorse au principe de la communication et militant contre celle-ci au regard de ce qu’elle est devenue à l’ère capitaliste-consumériste-individualiste, une propagande de marché (Mario Perniola, Contre la communication). Comme tel, agent de dérèglement et de trouble dans l’artosphère, l’art invisuel pose le problème de la disparition non de l’art mais celle de ses appareils de légitimation (le « MMM », le « 3M », « Milieu, Marché, Musée »), tout en s’appliquant à promouvoir à terme cette disparition. Un chantier esthétique fort, qui requerra, n’en doutons pas, un long et obstiné combat.

Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’art et à la culture d’aujourd’hui : Art, l’âge contemporain, Un Art contextuel, Extrême, Art, le présent, Heureux, les créateurs ?, Un Art écologique… Il rédige actuellement l’ouvrage Hors de vue. De l’invisuel et de la disparition physique de l’art pour les éditions de la Biennale de Paris.

Photo en-tête : L’artiste Gilbert Coqalane décoche des flèches dans la sculpture en forme de bison trônant devant le restaurant Buffalo Grill d’Essey-les-Nancy, 2021.

7 Replies to “Hors de notre vue mais pas de l’esprit du temps”

  1. Merci Paul de ton article très intéressant. Personnellement, je ne pense pas – qu’avec l’invisuel – il y ait des artistes sans œuvre. La Biennale de Paris n’est-elle pas l’œuvre d’Alexandre et de tous ceux qui y participent ? Cette Biennale n’est-elle pas une création à laquelle tout le monde peut contribuer ? De plus, ce qui est mis en place au sein de la Biennale de Paris c’est bien de l’art, revu et redéfini en art invisuel mais en art quand même.

    Force est alors de constater qu’avec l’esprit du temps tel qu’il est révélé dans la Revue de Paris, l’œuvre est toujours présente et l’art aussi alors pourquoi pas l’œuvre d’art (celle d’un art sans identité d’art ou d’un art non artistique). Ne serait-il pas intéressant de jouer de l’ambigüité que cela pourrait susciter ?

    Je suis bien d’accord avec toi, l’invisuel ne vise pas à la disparition de l’art mais, pour autant, prend-il ses distances vis-à-vis de la légitimation par le milieu de l’art, de son marché et des ses institutions ? On peut se poser la question car bien souvent, c’est en leur sein que la Biennale de Paris cherche sa place avec une nouvelle économie et des perturbations salutaires (sans se limiter d’ailleurs à cette opération de cheval de Troie : IKHÉA©SERVICES intervient principalement dans la vie ordinaire). Le but d’Alexandre n’est-il pas d’être légitimé un jour par l’Institution qui aura évolué naturellement ou par une nouvelle institution qu’il aura lui-même créée ?

    À ce stade, la Biennale de Paris sera à son tour battue en brèche, mais par quoi sera-t-elle remplacée ? Peut-être simplement par un bel art de vivre (?).

    P.S. Marcel Duchamp disait très justement : « N’importe quoi, aussi laid que ce soit, aussi indifférent que ce soit deviendra beau et joli après 40 ans, vous pouvez être tranquille, alors c’est très inquiétant pour l’idée même du readymade » Entretien entre Marcel Duchamp et Philippe Colin, le 21 juin 1967 à Paris, Galerie Claude Givaudan.

  2. L’art furtif me fait penser à la découverte des phénomènes quantiques et à ce constat qu’en la matière, toute observation réduit le phénomène observé à sa forme appauvrie. À moins que ce ne soit l’inverse et que l’Institution (ici le critique d’art) ne crée par un effet de loupe, l’artifice qui nous permet de découvrir une œuvre là où l’on n’en voyait pas.
    En effet, le lancer des flèches sur un bison publicitaire de Gilbert Coqalane, ne relève d’aucune dimension artistique tant que je n’ai pas acquis, par initiation, la conviction qu’un autre artiste aurait pu, s’il en avait eu l’audace, décocher avant lui, la même flèche, mais dans le cul du génie de la Bastille…
    L’idée que la Biennale de Paris aurait un dilemme de légitimation par le « milieu de l’art » , son marché et ses institutions, me fait encore penser à la physique. Rien de moins qu’à un certain Einstein, qui après son fameux E=MC2, faussait certaines des ses équations pour qu’elles correspondent au modèle cosmologique qui faisait autorité à son époque.
    Pourtant, les modèles non statiques que développèrent ses successeurs se sont avérés compatibles avec les théories du génial Albert.
    Aussi révolutionnaire que soit sa découverte, aussi puissante que fût son imagination, il lui était pénible d’en admettre toute la portée.
    Toute proportion gardée, la Biennale de Paris nous conduit à reconsidérer l’univers de l’art contemporain et à nous demander à quoi servent encore ses instances de légitimation et ses cadres théoriques.
    Faisons une expérience de pensée en admettant que nous ayons tous une représentation différente de l’art. L’addition des différentes relations que chaque être humain entretient avec l’art déborderait largement des limites envisagées par le seul « milieu de l’art ». Car un milieu ne pouvant être un tout, ses potentialités sont bien moins importante que celles d’un collectif plus large (celui de la société au-delà du « milieu de l’art »).
    À mes yeux, la force de la Biennale de Paris réside dans sa capacité à considérer l’art comme un Commun. Un espace de braconnage où l’on apprend à défricher des institutions mal entretenues (Biennale de Paris, Institut des Hautes Études en Arts Plastiques…). Cet art du défrichage est aussi celui du déchiffrage, qui appelle à l’étude des ressources (section Histoire de la biennale de Paris), à l’analyse (section de Terminologie de la BdP ), à la diffusion (sessions internationales de la BdP, École nationale d’art).
    Le braconnage est aussi un art du camouflage, de la disparition, de la banalisation. Comme on banalise des voitures, on met en circulation des dispositifs actifs. Cet effet de banalisation favorise autant la confusion que l’illusion que l’art est partout.
    L’art peut ainsi virtuellement atteindre une puissance proportionnelle à son coefficient de dilution. Un peu comme en homéopathie, où les plus faibles dosages sont censés produire de grands effets.
    La perception des résultats dépend alors des attentes et des sensibilités.

  3. Cet article donne à réfléchir et mériterait d’être débattu.
    À mon avis l’art invisuel ou non-artistique peut très bien se trouver dans une galerie et être une source de revenus pour leurs auteurs.
    Nous pouvons prendre comme exemple ce fromager présent dans l’article n° 27 de la Revue de Paris. Ce dernier a exposé son savoir-faire unique dans une galerie qui a vendu tous ses fromages.
    Dans un autre registre Lawrence Weiner vend des œuvres virtuelles associées à un protocole. L’artiste et ses collectionneurs ne sont pas obligés de les voir réaliser matériellement. Weiner vend du potentiel comme cela peut être le cas avec l’art invisuel.
    Nous pouvons donc considérer que les œuvres de l’art invisuel ont déjà un marché au même titre que les Statements de Lawrence Weiner ou les peintures de la société That’s Painting Productions de Bernard Brunon.

  4. Serait-il question de l’art de la dissolution de l’art ? A ce stade de l’enjeu de l’invisualité, s’il s’agit-il simplement désirer acter la disparition de la catégorie/champ/domaine/territoire…qualifiés « art » pourquoi alors tenter d’en circonscrire les paramètres ? Vouloir en écrire les in-put pour assurer l’existence d’out-put, c’est revenir à l’analyse systémique des années 70 qui n’a jamais rien su expliquer de ce qui se passait entre les deux, dans la black box – qui ici reste désignée art – si bien nommée. Et démontrer en effet la contradiction : ne pas être, tout en le disant ! Peut-être aussi relire  » Six années: la dématérialisation de l’objet d’art » de Lucy Lippard (1973), qui déjà en disait beaucoup dans ces réalités artistiques de mise à distance sinon de rupture.

  5. L’art furtif me fait penser à la découverte des phénomènes quantiques et à ce constat qu’en la matière, toute observation réduit le phénomène observé à sa forme appauvrie. À moins que ce ne soit l’inverse et que l’Institution (ici le critique d’art) ne crée par un effet de loupe, l’artifice qui nous permet de découvrir une œuvre là où l’on n’en voyait pas.

    –> je pense que les deux sont également valides et que ce phénomène de cristallisation participe à l’infini à la récupération des formes d’art alternatives par le marché. La seule façon de s’en sortir définitivement, c’est encore de devenir invisible, invendable, improductif, irrécupérable, imbaisable, de lâcher toute cette m**** et de retourner bosser dans ces immeubles de bureaux ou ces usines ou ces supermarchés qu’on n’aurait peut-être jamais dû quitter.

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