(N°8) Par Marie JULIE –

Texte composite hétérogène qui questionne la possibilité de reconquérir La Joie au sein des pratiques artistiques. Comment dans les marges de tout l’appareillage des industries culturelles laisser le hasard féconder de sa force ludique un moment ordinaire pour l’irriguer de la Laetitia telle qu’appelait Spinoza, La Joie ?

Le coefficient de joies vécues est le produit surréaliste de la Joie ( J) par un Moment hasardeux (Mh). Dans nos sociétés de loisirs où le plus souvent nos émotions sont téléguidées par des contenus esthétiques fabriqués par et pour les industries culturelles, l’axiome devenu presque un poncif des cadres conceptuels de la réception de l’œuvre qui consiste à offrir une forme qui serait à achever par un interprète ou un spectateur est devenu l’un des piliers d’une économie qui s’appuie sur les leviers émotionnels qui place au cœur du processus artistique et de sa marchandisation la présence d’une arène que celle-ci soit un musée, une galerie, une rue, un théâtre où nous serions convoqués ensemble pour contempler, activer, savourer les corps exposés et au son des cliquetis de nos verres de vins post coïtales de ses joies esthétiques préfabriquées nous réjouir de ces bonheurs nécrophiles.

Comment dans les marges de tout l’appareillage des industries culturelles laisser le hasard féconder de sa force ludique un moment ordinaire pour l’irriguer de la Laetitia telle qu’appelait Spinoza (1), La Joie ?

Diagramme N°1 sans valeur mathématique, 2020
Diagramme N°1 sans valeur mathématique, 2020

Ni scientifique, ni philosophe de l’art, ni critique, je nourrirai, de manière empirique, ma réflexion, grâce mes percepts et concepts, de la position au monde que je connais le mieux, celle d’une artiste et d’une poétesse qui emprunte un sentier de randonnée dans les Hautes Pyrénées.

Une tentative de reconquête de sa liberté d’être au monde

Une tentative de reconquête de sa liberté d’être au monde, sans joies téléguidées par les industries culturelles pour un oeuvroir potentiel illimité de joies infinies est la première étape pour reprendre le contrôle de son coefficient de joies vécues. Cette reconquête telle une quête spirituelle dans une montagne aride et désertique se présente sous la forme d’un exil de tous les temples et lieux de la culture. Tout d’abord, quitter les ports tranquilles que sont les vernissages, les rencontres d’auteur-e-s, les premières de spectacles, de cinéma. Se garder tout de même, la possibilité de se rendre à quelques concerts noise, post punk, post new wave ou rétro futuristes. Cette période peut s’étendre de deux mois à deux ans. Et pour peu qu’à votre insu, votre corps, l’épice d’une maladie agressive, cet espace-temps devient propice à de nouvelles joies vécues, loin de l’économie classique de l’art où de manière stakhanoviste, prisonnier volontaire ou consommateur docile, vous contribuez en tant qu’acteur de cet écosystème que vous soyez artistes, publics ou tout autre cellule, parfois morte vivante de ces grands ensembles.

De cette ascèse, il est alors possible de s’élancer pour un jeûne drastique de production d’œuvres.

Ne rien faire est l’action la plus difficile à accomplir dans nos mondes si apeurés par le vide. Pourtant, de l’acte de création le plus primaire, procréer, aux confins des recherches créatives les plus élaborées, sans la percée d’un vide, d’un trou, rien de nouveau ne naît.

Au commencement était l’ Érèbe.

Dans cette ascèse et ce jeûne drastique, il demeure une dernière étape et peut-être comme en Alchimie classique, l’ultime passage, la matérialisation par une invitation sous le signe du libre arbitre à pénétrer son propre univers selon les mots de Friedrich Nietzche 2 dans une volonté de puissance.

Dans cette mise en mouvement apparaît un ouvroir potentiel aux multiples joies inconnues.
Ces joies sont à sculpter dans la matière du hasard des moments. Les notions de don et d’être multidimensionnel y sont concrètes.

Covid process, Vous êtes ici ? Itinéraire pour déclencher Le Coefficient de Joies Vécues

Les situations de confinement sont propices à désenclaver les joies vécues hors contextes des industries culturelles. Cette mise en isolation est une invitation dans un processus de séquestration volontaire des corps à se réapproprier les espaces temps émotionnels.

L’itinéraire pour entamer un Covid process passe cinq étapes pour un apprenti praticien :
« Me » est l’étape de l’ égo confiné. L’ égo confiné représente une individualité séquestrée et dont les moyens d’expression se réduisent à ceux d’un moine bouddhiste. La vacuité des pratiques classiques explose à la conscience de « Me »

« Mj » est l’étape d’un cœur libéré. Le cœur libéré est une affectivité affranchie, des jeux sournois du circuit de la récompense, souvent exploité, par les industries culturelles et leurs systèmes de valeur de la reconnaissance par les pairs.

« N » est l’étape du pardon activé. Le pardon activé est l’ensemble des émotions pacifiées qui favorisent l’émergence d’une pensée et d’actes précis.

« A » est l’étape du soi disparu. Le soi disparu est le dépassement des codes socioculturels qui peuvent limiter l’image et l’estime qu’un individu a de lui même au travers ses interactions avec ce qui l’entoure.

La dernière étape celle de l’Être nouveau ne porte pas de nom. Cette étape indique que les quatre étapes précédentes ont été franchies et que l’apprenti praticien est prêt pour découvrir de nouvelles géographies de l’art et de la vie.

Ici l’Indice des Imaginaires Potentiels ( IDIP) a les conditions idéales pour se déployer et recréer des situations de joies ordinaires qui sont le carburant nécessaire au moment hasardeux pour produire un coefficient de joies vécues positif, jardin propice à une affectivité pouvant se déployer de manière altruiste. L’Indice des Imaginaires Potentiels représente la masse de la cognition divisée par la surface de nos rêves lucides.

Cet indice permet d’appréhender les potentialités d’un groupe, d’un clan, d’une meute à se projeter au delà des frontières et des normes établies d’une société, d’un champ disciplinaire ou adisciplinaire.

Une dérive situationnelle 3 prospective

Tout commence et finit à l’Orée, Voyage immobile de nos lits N°8, 2016
Tout commence et finit à l’Orée, Voyage immobile de nos lits N°8, 2016

Marcher sans buts, déambuler, s’ouvrir à toutes situations infra ordinaires. Cultiver des semenciers de micro bonheurs, taillés dans tous les interstices. Dans un terrain vague, le rayon d’un supermarché, une cage d’escalier, en zone internationale d’un aéroport. Fuir les cercles relationnels concentriques, tenter de s’exiler du monde village global. Semer des actes discrets, furtifs. Se soustraire du centre et de la périphérie. Faire de son lit l’atelier nomade des expériences sans résultats efficients d’une production. Multiplier les liens d’une banque des faveurs toujours en expansion puis sombrer dans des silences, des disparitions. Faire l’expérience sans cesse renouvelée et jouissive d’un anonymat dans des non territoires tout en subvertissant avec malice la célébrité wharolienne 4 des réseaux et des internet.

Se réinventer sans bouger d’un iota, voyager sans informer des destinations réelles et goûter à l’alcôve des joies du nomadisme où se créent de puissantes solidarités citoyennes informelles, terreau d’amitiés indéfectibles et aux visages secrets. Puis un jour, ré infiltrer les terres hostiles des industries culturelles pour en pirater les formes et y introduire des hordes de zombies et autres créatures de la nuit.

S’asseoir sur un banc et attendre le réveil des souches virales ou des révoltes en sommeil.

De la poésie en actes et des passages à l’acte poétique

Cesser de répondre aux interjections des appels à projets, se fondre dans les lisières d’ateliers sans bourses de productions. Refuser d’y produire des cohortes d’objets dans un monde où l’effondrement s’accélère au son des sirènes alarmistes des rapports scientifiques.

S’asseoir, converser, jouer, lire, flirter, revoir, rire, pleurer, goûter, déjeuner.

Mais si l’impossibilité de prolonger plus longtemps le jeûne des imaginaires en attente est intolérable, rejouir sans entraves des signes hermétiques. Égrainer des signes dessinés naïfs.

Retrouver la pratique de la danse joyeuse du don à l’étalage de ces signes, qui sur les marchés alimenteront les fonds de collections privés des badauds (FDCPDB) ou enrichir les ventes caritatives de causes humanistes (VCDCH) telles que la lutte contre les violences et agressions subies par les femmes, les minorités, de manière générale, par tous les êtres vivants que l’homme et son ventre non repu de ces agapes capitalistes a assigné à de nouveaux esclavages ou exploitations.

Retrouver la saveur des jeux de dé Mallarméen et des fruits dont la qualité des jus dépendra directement du lieu où ils sont mis a disposition, dans un souci toujours plein de malice, d’une mixité des sensations.

Quoi de plus naturel qu’un jus de kiwi industriel au milieu de produits inflammables ?

Vivre pour œuvrer et non œuvrer pour vivre

Tous ces moments d’un quotidien dont les dimensions incalculables n’ont nul besoin d’être réenchantés. Le quotidien se suffit à lui même.

Sa superficie plus large que le pays imaginaire télescope, le hasard, de minuscules situations où la Vie se manifeste dans sa dérision, son humour, son implacabilité.

Loin des mises en exploitations bourgeoises, l’ouvrier aristocrate se métamorphose en esthète artisan, de millions de particules de joies non sans valeur mais non monnayables.

La figure tutélaire de Walden n’est pas loin. Mais loin des bois de Henry David Thoreau, la frugalité s’exerce sur tous les terrains de jeux. Ici, les degrés de liberté de son émancipation à une économie du salariat, de la commande ou de la subvention s’incarnent sous celle hybride d’une économie fonctionnelle de la prestation.

Cet écosystème du serviciel, cependant selon les bons mots de Jean-Baptiste Farkas 5 n’oubliera pas que « rendre service n’est pas se mettre au service ». Vivre pour œuvrer et non œuvrer pour vivre est le seuil à franchir pour rendre opérationnel son coefficient de joies vécues.

Là bas, s’étendent alors les prairies et les montagnes d’une possible nouvelle écologie relationnelle sensible libérée d’une économie relationnelle productiviste.

Une écologie relationnelle sensible

Le stand de tir exutoire de Luko, Le Coefficient de joies Vécues, 2020
Le stand de tir exutoire de Luko, Le Coefficient de joies Vécues, 2020

Jouer dans les marges, s’insurger de la chaleur en mangeant des glaces ou tirer au pistolet. Transporter des tables en refusant de franchir les grandes arches et choisir les sentiers du détournement.

Échanger des données, des savoirs. Se prêter des outils. Construire, déconstruire, reconstruire.

Mais dans la chaleur étouffante des tristes topiques, à l’intérieur d’un hangar industriel reconverti en lieu alternatif d’arts visuels, bien que l’on puisse s’interroger sur la juxtaposition du terme d’alternatif à côté de ceux d’arts visuels, ce qui s’œuvre, derrière les tirs de balles symboliques ou cognitives, c’est une écologie relationnelle sensible.

Non quantifiable, non rémunérable, hors de prix et à grande valeur ajoutée.

Luko est artiste et graphiste. Nous nous sommes croisés, lors d’une résidence d’artiste, où nous avions été sélectionnés sur des temporalités différentes. C’est dans le jeu que nos esthétiques et nos pratiques se sont effleurées et par le jeu et pour le jeu que dans le stand de tir exutoire que s’est activé, ce jour là, le coefficient de joies vécues.

Le coefficient de joies vécues offre la possibilité d’un art et de ses praticiens, situé aux limites de l’art invisuel 6 . Ces praticiens, apprentis chamanes partent vers un au delà invisible et font émerger un être artiste avec son plein pouvoir d’agir lesté de tout modèle culturel, de toute identité d’art. Liquide comme l’eau et Invisible comme la lumière.

Zones actives poreuses, mystérieuses et pilotant des espaces-temps comme des bateaux dont la navigation reposerait sur des règles qui semblent simples.

Comme en mécanique quantique.

Mais il serait impossible de définir les trajectoires des particules quantiques, les seules métamorphes et de l’énergie toujours insoumise à la volonté de l’homme. Ce qui rend à la fois rares et fugaces les moments Mh.

Mais si tentée que cette ouverture puisse être un chemin, encore est-il nécessaire pour qu’elle surgisse qu’une masse critique d’artistes invisuels modifient les codes et les héritages anciens pour réinsuffler du jeu dans la vitalité organique de l’art.

Comment en réassembler la dolce vita (7) ?


Notes

(1) Spinoza : philosophe néerlandais qui a souligné le caractère éphémère de la laeticia, la joie qu’il considère comme fin suprême de l’activité philosophique.

(2) Friedrich Nietzche : philosophe allemand qui a conceptualisé la volonté de puissance en la désignant comme le but fondamental de toute pulsion qui est d’accroître sa puissance.

(3) Une dérive situationnelle : la dérive situationnelle bien qu’héritière de la dérive situationniste s’en détache car plus que les lieux, ce sont les interactions au sein du Réel qu’elle arpente toujours avec malice en vue de corrompre les hiérarchies visibles et invisibles qui s’y déploient et d’y répandre des désobéissances actives.

(4) La célébrité wharolienne est une expression pour décrire le type de célébrité visualisé par l’artiste contemporain pop Andy Wharol qui avait anticipé la quête obsolète de la célébrité par le fameux quart d’heure de célébrité, provoqué par l’explosion des médias de masse et des réseaux sociaux.

(5) Jean – Baptiste Farkas est un artiste qui opère sous deux identités IKHÉA©SERVICES et Glitch où à partir de modes d’emplois et de passages à l’actes, deux gestes fondamentaux sont à l’œuvre contrarier et soustraire.

(6) Art invisuel : l’Art invisuel est un concept inventé et développé par Alexandre Gurita  qui le définit ainsi : « L’invisuel est visible, mais pas en tant qu’art. Les pratiques invisuelles se manifestent autrement que sous forme d’oeuvres d’art. Elles sont inscrites dans la réalité quotidienne à tel point qu’on ne peut pas toujours les distinguer de ce qui les entoure. Elles n’ont d’ailleurs pas besoin d’être vues et/ou partagées pour exister. »

(7) Dolce Vita : douceur de vivre à l’italienne avec une insouciance et une légèreté. Nom d’un des plus célèbres films du cinéaste Fédérico Fellini

Marie JULIE est Artiste Auteure Indépendante

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