(N°13) Par Luc ALCARY –

A ceux qui se demanderaient « Ils valent combien les artistes de la Biennale de Paris ? Est-ce que cela vaut le coup d’investir ? Est-ce que les cours vont monter ? » nous répondons : débrouillez vous ! Nous ne sommes pas vos conseillers en patrimoine : débrouillez vous.

La Biennale de Paris est en revanche un mouvement artistique qui trouve sa source dans une remise en question radicale de l’art. De ce point de vue la question de la valeur économique de l’art en général et de la valeur économique pour la Biennale en particulier est une question décisive. Dans cet article nous allons l’approcher pas à pas.

Nous devons d’abord affirmer que les économistes n’ont rien à nous dire sur la valeur de l’art. Pourquoi ? Les économistes réfléchissent traditionnellement à partir du fonctionnement des marchés. Rappelons donc les principes de base de la microéconomie. Sur un marché se rencontrent des consommateurs solvables et des producteurs. Le pivot de cette rencontre c’est le prix. En deux sens. D’abord le prix est l’information centrale qui permet au consommateur d’effectuer ses calculs et de décider de ses consommations en fonction de ses « préférences » (une traduction subjective à la fois de ses besoins et de ses désirs). Pour l’ensemble des prix de l’économie je vais acheter telle quantité d’art, telle quantité de divertissement, de mode etc… Un calcul semblable est fait par le producteur. Pour tel prix, je produis telle quantité.

Collectivement ensuite, le prix ou les variations de prix permettent qu’il n’y ait pas de consommateurs rationnés ni de surproduction. C’est la fameuse égalité entre les quantités offertes et demandées. Or ce modèle n’a de signification, dans le cas du marché de l’art, a aucun de ses niveaux.

  • Au niveau du consommateur. La micro-économie place hors de champ de l’analyse la question de la formation des préférences des consommateurs. Dans le cas de l’art contemporain la question est au contraire décisive. Entre deux pièces identiquement laides (je veux dire que la valeur esthétique n’est plus indexée sur une valeur préexistante : maîtrise technique, ressemblance etc.), comment l’une d’elle parvient à s’imposer ? Sur le marché de l’art, le « goût » des consommateurs est aussi un phénomène de marché et non pas une donnée.
  • Au niveau du producteur. Le problème économique de l’artiste n’est pas de réguler sa production en quantité (dans la minimisation de ses coûts) pour un prix donné, mais de se faire reconnaître.
  • Au niveau de la marchandise. Comme œuvre, l’œuvre d’art est unique et non-substituable. Un coca est un coca mais une œuvre n’est pas l’autre. Comme œuvre d’art deux œuvres appartiennent à l’art et sont donc parfaitement substituables. La conséquence c’est qu’il y a à la fois un marché pour chaque œuvre et un marché pour toutes les œuvres. Ce qui socio-économiquement a un sens mais micro-économiquement n’en a pas.
  • Au niveau du marché. Il n’y a aucun ajustement par les prix mais par segmentation et multiplication des marchés. Si vous n’avez pas les moyens d’un Soulages vous pouvez acheter l’affiche, la carte postale ou le magnet.

Il faudrait bien sûr aller beaucoup plus loin dans cette voie et examiner dans le détail les théories microéconomique récentes. Ce n’est pas notre propos ici. Qu’il nous suffise de souligner qu’il n’est  pas évident que la logique économique du marché de l’art soit théoriquement comprise. Comment se forme le prix des œuvres ? La question est loin d’aller de soi. 

Quittons le terrain scientifique et adoptons une démarche de bon sens. Le prix d’un bien est en proportion de la quantité de capital, de travail et d’intrants qui sont nécessaires à sa production. Tout le monde comprend qu’une chemise ne vaudra jamais le prix d’une fusée ariane. Pourtant on ne peut pas vraiment dire que le prix d’un bien soit proportionnel à son coût de production. Entre un tee shirt d’une marque à la mode et un autre ce n’est pas la qualité du coton qui expliquera l’énorme différence de prix. Corrigeons notre formulation : le prix d’un bien est grosso modo fonction de son coût de production et d’un ensemble de facteurs, que nous appelons les facteurs Y. Avons nous éclairé la formation des prix sur le marché de l’art ? Non, pas d’un watt ! Sauf exception, le prix d’une œuvre tient exclusivement aux facteurs Y.

Puisque nous n’avons pas progressé d’un iota, rabattons nous sur une démarche beaucoup plus descriptive, sociologique si l’on veut, comme le font les spécialistes du marché de l’art. Ces derniers nous disent que les prix se forment dans une interaction entre différents acteurs : galeristes, critiques, collectionneurs, acheteurs institutionnels, commissaires d’exposition etc… Soit.

Faisons ici une remarque incidente. A l’âge classique, l’œuvre d’art en tant qu’objet subit un grand nombre de contraintes : sur les techniques employées, le degré de maîtrise de ces techniques, les règles de la représentation, les matériaux etc. Une sculpture peut être de bois, de pierre, de bronze, de terre cuite mais pas de glace, pas de bouse séchée, pas en mie de pain. En un mot une œuvre d’art se reconnaît du premier coup d’œil. Depuis le XXe siècle nous savons que ce n’est plus le cas, la différence entre l’art et le non art n’est plus visuelle mais conceptuelle.

Tous les acteurs du monde de l’art qui participent à la formation des prix par leurs évaluation ne s’appuient plus sur aucune de ces contraintes, mais sur leurs appréciations de ce qui ne vaut et ne vaut pas.

Nous formulons donc notre thèse : la logique de la formation des prix de l’art contemporain est celle de la formation dans un groupe d’une opinion majoritaire. Ce qui entraîne deux conséquences paradoxales dans leur conjonction. 

  1. Le prix d’une œuvre peut devenir parfaitement spéculatif,
  2. La valeur économique est un repère pour une valeur esthétique infondable par ailleurs.

A partir de là, sur un plan strictement socio-économique, nous pourrions ouvrir une discussion sur la valeur économique actuelle des artistes de la BdP et faire un travail de prospective. En gros nous devrions nous attendre à ce que le prix des artistes de la BdP soit proportionnel en moyenne à la renommée de la Biennale de Paris. Et pourtant ce serait gravement prématuré. En effet la BdP remet en cause en profondeur le modèle économique sous-jacent à l’art contemporain. En proclamant « plus d’œuvre, plus d’auteur, plus de spectateur », la BdP récuse l’objet de la transaction (l’œuvre), le pôle d’imputation de la valeur (l’auteur et ses fameux droits) et le payeur (le spectateur).

Les jeux sont donc faits semble-t-il. Les artistes participant à la Biennale de Paris n’ont rien à vendre et leur valeur marchande est donc nulle. On voit mal ce que Paul Robert peut en effet monnayer. A l’extrême limite on pourrait concevoir qu’IKHÉA©SERVICES puisse vendre. La notion d’art prestataire pourrait laisser croire qu’il y a là marchandise. Mais c’est un faux semblant. Qui achèterait l’annulation d’une surface de son espace vital, si ce n’est un fantaisiste ou disons-le un artiste ! Comme le dit Jean-Baptiste Farkas cet « art sabotage ne sera réellement satisfaisant que lorsqu’il saura entrer en collision avec le réel pour de bon et qu’il ne se contentera plus d’être en partie une illusion. » Cette partie illusoire c’est celle qui résiste à une valorisation marchande.

Il n’y aurait donc pas de valeur économique des artistes de la BdP ! Cette « évidence » suppose en réalité beaucoup plus qu’on ne le croit. Nous résumons une partie de ces présuppositions dans la séquence suivante : L’art c’est une œuvre, l’œuvre c’est une marchandise, la marchandise s’échange contre sa valeur exprimée en argent.

La première proposition est suffisamment contestée par la BdP pour que nous y revenions. Nous contestons aussi la deuxième. Est-ce que la valeur économique de l’art tient à son être marchandise ? Remarquons tout d’abord que la définition concrète de la marchandise se rejoue sans cesse. Elle n’est ni stable ni assurée. L’histoire du droit du travail montre que la force de travail ne put être considérée comme telle qu’au prix d’aménagements : reconnaissance des accidents du travail, indemnités chômage etc… Sans ces aménagements le corps social n’eut jamais supporté la violence de la transformation du travail en marchandise. De nos jours les droits à polluer, l’exploitation de la mer, le trafic d’organes, les logiciels libres, les plate formes d’échange de musique et de films reposent encore cette question. Qu’est-ce que l’on peut s’approprier ? Et donc vendre ?

L’art contemporain, sans le savoir et sans vraiment le vouloir, a fait la moitié du chemin. Sous le couvert de vendre une œuvre, il vend bien souvent une signature, une marque, une trajectoire de reconnaissance. L’« œuvre » est alors l’alibi de la transaction marchande. Le cynisme n’est pas loin. Il y a mieux à faire…

Mais la BdP ne sauvegarde plus les apparences. Ou si bien que l’art se dissout dans la vie. L’artiste vend son art mais le client achète autre chose (cf. le travail d’Olivier Stévenart ou encore l’argent revient à un autre Quand l’art n’est plus marchandise, ou à moitié, comment pourrait-il se vendre ? Pour répondre à cette question nous devons remarquer que nous assignons sans y prendre garde la pensée de la monnaie (et la valeur économique de l’art) à celle de l’échange. Selon celle-ci la marchandise s’échange contre de la monnaie. Et inversement la monnaie s’échange contre une marchandise. L’échangiste accepte de la monnaie en échange du bien qu’il cède parce qu’il reçoit en contrepartie la valeur du bien exprimée en monnaie.  Autrement dit dans la pensée économique on échange des valeurs dont l’une est exprimée en monnaie. On admet deux cas limites qui sont le don et le crédit. Dans le don la contrepartie est inexistante ou symbolique. Dans le crédit la contrepartie est future et supposée.

Or nous contestons ce primat de la pensée de l’échange. La circulation monétaire n’a pas son fondement exclusif dans l’échange. Loin s’en faut. A vrai dire les motifs de cette contestation sont nombreux : économiques, politiques, sociaux… Ici nous n’en retiendrons qu’un. Il nous semble que la question du revenu de l’art prime sur celle du prix de l’art. Nous voulons dire que la question du prix occulte la question du genre de vie lié à l’art. Or si le genre de vie est plus important que la valeur alors la question du prix de l’art est à penser à partir de celle du revenu de l’art et non pas l’inverse. Donc nous ne posons plus la question de la valeur économique de l’art à partir de celle de l’égalisation des valeurs dans l’échange mais à partir de la circulation monétaire. Qu’est-ce qui est à l’origine d’un flux monétaire ? Qu’est-ce qui déclenche un payer-pour ?

Bien des choses en somme. Payer ce n’est pas forcément acquérir, ce n’est pas forcément payer pour obtenir un droit de propriété ni même un droit d’usage. C’est beaucoup plus vaste. Payer-pour ça peut-être s’acquitter d’une obligation, affirmer un statut, promouvoir, agir par délégation… 

Dans le cas de l’art de la BdP nous demandons : comment un événement d’art peut inclure un payer-pour ? A cette question il n’y a pas de réponse générale. Ni sur la forme du payer-pour ni sur son montant. Ici la forme est aussi importante que le montant et ne se déterminent pas nécessairement sur un marché. Cela dépend précisément de l’événement en question. De sa logique. Toute la richesse de la vie sociale peut fournir sa matière. Rien n’interdit du reste de penser que la visée de l’événement en question soit l’invention d’une circulation monétaire nouvelle, soit l’invention d’un nouveau motif de payer-pour. Le champ de la créativité est vaste.

Il est probable que notre moderne obsession du marché nous impose une conception de la valeur de l’art qui bride le renouvellement de l’art. En s’affranchissant du modèle de l’œuvre, la BdP s’autorise d’autres modèles économiques que celui de la production et de l’échange de marchandises. La matière de l’invention est indiscernablement économique, sociale et artistique.

La BdP entend – c’est une annonce et une promesse – démontrer prochainement la réalité de ces possibilités.

Article publié pour la première fois dans le Journal de Paris premier titre de presse quotidienne publié en France en 1777. Le Journal de Paris renaît après deux siècles de silence, en publiant un numéro événement consacré à la Biennale de Paris, une biennale sans exposition qui doit être lue et non pas vue. Ce projet éditorial a été réalisé en partenariat avec NBE éditions – David d’Equainville et diffusé le 17 avril 2012 par les MLP dans les kiosques de Paris et ses environs à 20.000 exemplaires. Titre initial dans le Journal de Paris “La Biennale de Paris : valeur et marché”

Photo : Christine Lagarde

2 Replies to “Les économistes n’ont rien à nous dire sur la valeur de l’art”

  1. – PAS DE PRODUCTION par moi-même
    – PAS DE PROMOTION par moi-même.
    – PAS DE PROFIT pour moi-même.
    – PAS DE PROPRIÉTÉ à moi.
    Attitude radicale, piège ou libération pour l’artiste, ou pour l’art ?

  2. Avec l’économie actuelle qui s’est mondialisée, la production d’objets matériels prend de moins en moins d’importance dans la création de valeurs financières. Dorénavant, on peut dire que l’immatériel l’emporte économiquement sur le matériel.
    Cette économie de l’immatériel se caractérise par une influence grandissante des effets de réseau et de communication. C’est cela qui participe à la création de valeurs économiques. La Biennale de Paris est très bien placée de ce point de vue là.
    Ainsi c’est la socialisation de l’art qui donne aujourd’hui de la valeur financière à une œuvre (l’œuvre pouvant être alors entendue au sens d’action, d’activité au sein de l’art ou dans la vie réelle). C’est pourquoi on voit de plus en plus de collectionneurs ou des responsables d’exposition qui prennent en charge des œuvres n’ayant pour origine que des protocoles d’artiste. Et on ne peut que se réjouir qu’avec IKHÉASERVICES, plusieurs collectionneurs importants aient souhaité acheter des œuvres alors qu’elles ne sont que des situations vécues et à réactiver dans le futur. Cela vient conforter ce que je pense de l’avenir du marché de l’art : il devrait s’aligner sérieusement sur l’économie de l’immatériel. Ghislain Mollet-Viéville

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