(N°14) Par Alain CHAREYRE-MEJANCE –

Rien n’est jamais seulement l’apparence de quelque chose (d’autre), parce que rien ne peut paraître comme il n’est pas apparent. S’il y avait, en quoi que ce soit, quelque chose de caché sous les apparences, cela ne pourrait jamais en sortir sous peine d’apparaître et, ainsi, de se perdre sui generis. S’il y avait, d’un autre côté, quelque chose de caché ailleurs ou au-delà, la distance qui le séparerait de son apparence serait infranchissable par différence de nature. Il en va pour tout ce qui se présente comme pour la nature de l’Univers : ce qui pourrait l’expliquer lui demeurerait indéfiniment étranger s’il ne parvenait à la fin à se confondre exactement avec lui, à l’épouser à la lettre dans la moindre de ses manifestations. L’univers existant se trouve être, de quelque façon que l’on retourne le problème au bout du compte – comme s’en avisait Diderot – la meilleur explication de l’univers en général parce qu’il le signifie en l’étant…

On a presque honte de rappeler ces évidences mais elles éclairent particulièrement le mystère vide de l’art et « l’état d’exposition irrémédiable » (Agamben) où se tiennent par définition ses œuvres. Lorsqu’il inscrit le propre de l’art dans le pouvoir d’exprimer à travers l’apparence « ce qui n’appartient pas à l’apparence », André Malraux ne se contente pas d’empêcher qu’on puisse en dire quoi que ce soit. Il n’en fait pas seulement, de façon convenue, un supplément d’âme. Il interdit qu’on puisse réellement savoir pourquoi on ne peut justement rien en dire, amenant seulement de manière inconsidérée à l’interprétation grandiloquente. Là contre, il faut oser regarder en face l’athéisme radical de l’art. Ce dernier se définit par le fait qu’avant et après son passage rien des choses n’a changé cependant qu’elles sont en même temps davantage présentes parce qu’il leur a permis d’épouser leur apparence.

Loin de constituer une apocalypse quelconque (faisant apparaître ce qui était caché) il semble que l’art accomplisse le pouvoir pour le réel de prendre simplement possession de son apparaître. Son secret consistant seulement, de manière homéopathique dirait Sloterdijk, à suspendre le sens des choses à leur exposition, à faire du familier et du proche, de manière païenne, l’inconnu le plus résistant. Art veut dire : pouvoir de cacher dans le manifeste, stratagème pour entrer là où il n’y a de toute façon pas de porte. « Il y a depuis quelque temps, écrit Magritte à Michel Foucault qui l’interroge sur la signification de sa peinture, une curieuse primauté accordée à l’invisible et à l’absence du fait d’une littérature confuse dont l’intérêt disparaît si l’on retient que le visible peut être caché mais que ce qui est invisible ne cache rien : il peut être connu ou ignoré sans plus. Il n’y a pas lieu d’accorder à l’invisible plus d’importance qu’au visible, ni l’inverse » (lettre du 23/051966).

L’enfance recommencée de l’art le tient hors de l’Histoire et du commentaire. Non par absence de significations possibles mais par excès de présence réelle. « Telles extérieurement, telles intérieurement », les œuvres accomplissent la définition puérile du facile par défaut d’intimité. Le facile est l’inabordable comme tel, dans l’exacte mesure où il a toujours déjà absorbé ses interprétations. « Art » veut dire seulement cela : impossibilité du métalangage et de la traduction. Comme ce que l’œuvre veut dire, elle l’est, elle réalise à chaque fois cette laïcisation totale des apparences à laquelle O.Wilde pensait lorsqu’il écrivait que le vrai mystère n’est pas l’invisible mais le visible. Á la façon de la nature chez Goethe, l’œuvre présente le réussi comme tel, soit l’identité du noyau et de l’écorce, de la chose et de son exister. C’est pourquoi le raté dans les arts n’est pas affaire de forme (de représentation) mais de décohérence – au sens quantique si l’on veut : il est ce qui laisse encore de la place pour l’interprétation, pour la sublimation, pour le passage du mouvement logique interminable…

« Une obsession spatiale, corporelle, incorporante donc magique » (Klossowski) définit la chose plastique, et le regard que nous portons sur elle est ainsi exposé à une violence particulière : celle qui tient à sa résistance à l’intimité. La violence de l’art – sa douce violence – ne vient pas du contenu des œuvres. Elle est de part en part existentielle. Elle se confond avec l’irréductibilité de l’élément de l’extériorité qui leur est consubstantiel. C’est pourquoi l’artistique se produit finalement non dans des formes mais dans des expériences plus larges ; si l’expérience est bien cela qui rappelle à chaque fois la différence incomblable entre l’humain et la représentation logique. L’art est connaissance, mais au sens où celle-ci réalise effectivement la perception de la profondeur des choses dans une action, un objet, une manière de vivre plutôt que dans une conscience de soi. Spinoza a formulé définitivement une intuition de ce genre en définissant l’esprit comme simple « idée du corps ».

Pour ce qu’il en est de ce que l’homme est capable de faire, l’art désigne simplement le masque arraché à l’imposture du « plus que sensible », à son impossibilité philosophique. Il indique, et réalise en même temps, la nécessité inverse pour toute signification et toute valeur de s’incarner pour faire événement.

Son objet, en ce sens, est bien la présentation en tant que telle, si on la définit comme cela qu’il est vain de vouloir échanger. Les choses de l’art résistent à l’empire du marchandage. Non pas parce qu’elles en sont dépendantes par nature mais parce qu’elles imitent toujours à un moment donné l’inéchangeable en lui-même : la position de l’existence dans l’existence. L’art présente le fait que ça se présente avant de signifier. Comme il suffisait de parcourir pour l’interpréter l’installation de Bruce Nauman (Performance Corridor), dont Daniel Charles disait qu’elle constituait une « présence sans métaphore ».

Cézanne peint avec cette impression que le monde est « incapable de plus ». C’est pourquoi il peint justement ; au lieu d’écrire, de calculer ou de prier. Pour lui, être artiste c’est prendre acte de l’impossibilité pour quoi que ce soit d’être plus ou autrement qu’être. L’art pourrait désigner en général le geste de faire quelque chose au monde sans faire arriver autre chose que le monde. Dans certains de ses actes l’homme prend sur lui l’inconnu auquel il fait face comme la Grande Pyramide avale elle-même, pour les anciens, « l’ombre née sur son sommet » (Ausone). C’est ce qui arrive avec les œuvres de l’art : elles tirent leur complétude non de ce qu’elles désignent mais d’une vérification de l’existence par l’existence dans laquelle le sensible se révèle à chaque fois comme l’ultime étrange vérité.

Article publié pour la première fois dans le Journal de Paris premier titre de presse quotidienne publié en France en 1777. Le Journal de Paris renaît après deux siècles de silence, en publiant un numéro événement consacré à la Biennale de Paris, une biennale sans exposition qui doit être lue et non pas vue. Ce projet éditorial a été réalisé en partenariat avec NBE éditions – David d’Equainville et diffusé le 17 avril 2012 par les MLP dans les kiosques de Paris et ses environs à 20.000 exemplaires.

Photo en-tête : Bilge Tekin 2020 – Unsplash
Photo de couverture : Lydia Kasianna 2020 – Unsplash

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