(N°36) Entretien avec Corina CHUTAUX MILA sur son ouvrage « Esthétique de l’art invisuel »

Le 6 février 2022

Revue de Paris : Quel a été le point de départ de l’écriture de l’« Esthétique de l’art invisuel » ?

Corina CHUTAUX MILA : J’étais en dernière année de master de Marché de l’art à l’ICART et j’avais à réaliser une interview d’une personnalité du monde de l’art. Je ne sais plus comment je suis arrivée à choisir Alexandre Gurita ; je l’ai contacté et il a accepté de me voir. Cette interview s’est transformée peu à peu en confession et je me souviens avoir partagé ma déception face au marché de l’art, ainsi que mon amour pour la recherche et cela a amené progressivement vers ce travail. 

RdP : Combien de temps as-tu consacré à la recherche et à l’écriture et comment cela s’est-il déroulé ?

2CM : Deux ans à temps plein et un an à mi-temps. Tout d’abord je me suis immiscée dans le quotidien des artistes de l’invisuel pour comprendre leurs visions. J’ai pris note de toutes leurs idées, de leurs comportements vis-à-vis de certaines situations, de leurs ambitions et de leur état d’esprit. Le sujet n’était pas facile à saisir, raison pour laquelle il m’a semblé nécessaire d’insérer l’invisuel dans un contexte plus large, à l’échelle de l’histoire de l’art, et ce travail de recherche, de fouille, a pris approximativement 70% du temps total de rédaction. 

RdP : As-tu rencontré des difficultés dans ce processus ?

2CM : La plus grande difficulté a été le manque de ressources. Lorsqu’on écrit un ouvrage, une thèse, plus largement un travail de recherche, on s’appuie sur les travaux antérieurs… ici il n’y en avait pas. J’ai dû faire un travail de terrain, rencontrer chaque artiste, et compiler la définition de chacun/chacune en une définition générale qui reflétait l’éclectisme de l’art invisuel.

Corina Chutaux Mila, 2021

RdP : En fonction de quoi tu as établi le plan de l’ouvrage, dans la mesure où aucun ouvrage à ce sujet n’a été publié auparavant qui aurait pu te fournir quelques points d’ancrage ?

2CM : J’ai tout d’abord appréhendé « le contenu », à travers les échanges avec les artistes, et j’ai décidé d’esquisser un premier plan en accord avec les données qu’on m’avait fournies. Bien sûr, il n’y a pas eu un seul plan, mais une dizaine de plans qui se sont succédés au cours des itérations jusqu’à ce plan final, que vous pouvez lire aujourd’hui dans l’ouvrage.

RdP : Peut-on dire qu’il s’agit d’un ouvrage scientifique ? Littéraire ? Stylistiquement parlant il se situe où ?

2CM : C’est un travail de recherche scientifique – un essai. La littérature implique la fictionnalité, alors que cet ouvrage est issu des réalités sociétales factuelles composant l’histoire et l’histoire de l’art.  

RdP : Tu es une spécialiste en méthodologie de la recherche, comment as-tu abordé l’ouvrage de ce point de vue ? 

2CM : Merci pour ce titre qui me fait très plaisir, même si je pense que j’ai encore beaucoup de choses à apprendre en méthodologie de la recherche, mais il est vrai que j’ai enseigné et j’enseigne encore cette matière à l’université. Mon livre de référence a été la XVème édition de la Biennale de Paris, un ouvrage qui répertorie des pratiques artistiques invisuelles. J’ai constitué ma première bibliographie à partir des bibliographies renseignées dans cet ouvrage. Après, chaque ouvrage lu a permis de reconstituer ce processus et d’élargir le champ bibliographique. Pour retracer l’histoire de l’art invisuel et des pensées précurseurs j’ai lu plusieurs livres sur l’Histoire de l’art en commençant par la version la plus célèbre qui est celle de Gombrich.   

RdP : Est-ce que l’écriture de l’ouvrage t’a fait avancer sur ta propre spécialité ? Sur tes propres problématiques ?

2CM : Indubitablement. J’ai compris que ce qui me tenait à cœur était le concept de dématérialisation, qui est traité brièvement dans l’Esthétique de l’art invisuel, mais qui devient sujet principal dans ma thèse de doctorat. 

RdP : A qui s’adresse l’ouvrage ?

2CM : J’espérais qu’il s’adresse à tout le monde, mais je me rends compte (après les retours) qu’il reste un ouvrage de niche, s’adressant aux regards avisés. Cependant ce n’est pas étonnant, car notre société est génétiquement iconophage (dévoratrice d’images), elle est si imprégnée de la coutume visuelle et des formes traditionnelles de représentation, qu’elle est incapable de comprendre l’art en dehors de l’œuvre. Le public en général n’arrive pas à s’approprier l’art post-duchampien et une demande récurrente de la part de mes étudiants est de leur expliquer comment apprécier l’art contemporain. Ils se figent complètement lorsque l’on analyse des œuvres contemporaines alors que jusqu’au XXe siècle ils sont des sources quasi-inépuisables d’analyse. 

L’Esthétique de l’art invisuel, par Corina Chutaux Mila, 2021

RdP : Qu’est-ce qu’il apporte en particulier ?

2CM : Notre histoire et l’histoire de l’art sont façonnées, fabriquées de toutes pièces, elles ne sont qu’une somme de choix arrangeants pour ceux qui ont eu assez de pouvoir et d’influence pour les construire. Cet ouvrage a pour vocation de briser ce cercle vicieux en faisant un état des lieux de la réalité contemporaine. 

RdP : A quelle problématique répond-t-il ?

2CM : Je dirais qu’il n’y a pas une seule problématique, mais si je devais en choisir une je pense que ce serait la question d’art sans œuvre d’art. Est-il possible de faire de l’art sans se soucier de la production d’une œuvre d’art et du concept de beau ?

RdP : Le titre de l’ouvrage n’est-il pas antinomique avec le contenu ?
J’ai vu passer sur les réseaux sociaux quelques remarques à ce sujet. Des personnes qui affirment que l’art invisuel est incompatible avec l’idée-même d’esthétique.

2CM : Le problème de ces commentaires réside dans le fait que nous sommes trop conditionnés par la langue et par la sémantique la plus proche de notre univers quotidien. Je n’ai pas eu l’intention de faire un oxymore et d’être dans la provocation, j’ai tout simplement réadapté le terme à une réalité nouvelle et je l’explique dès les premières pages. Peut-être que j’aurai dû créer un autre mot, moins connoté comme je l’ai fait avec le terme « partageur » qui est devenu « partor », mais à force de changer tous les termes sur-connotés j’aurai fini par écrire cet ouvrage dans une langue incompréhensible.   

RdP : Un autre aspect qui a été critiqué est l’absence de certains artistes invisuels. Tu as visiblement opéré une sélection dans les exemples de pratiques invisuelles sur lesquelles tu t’es appuyée et implicitement une sélection d’artistes.

2CM : Oui, bien sûr. L’objectif n’était pas de faire un catalogue exhaustif d’artistes, mais de mettre en lumière la théorie artistiques sur laquelle tous ces artistes s’accordent. 

RdP : Y-a-t’il des artistes que tu as particulièrement appréciés et que tu mentionnes ?

2CM : Je crains qu’une réponse transparente se retourne contre moi, pourtant je vais répondre sans donner de noms. Il y a deux artistes que j’apprécie particulièrement, autant pour leurs qualités artistiques que pour leurs qualités humaines, et qui ont toujours eu des apports constructifs. Un parce qu’il a une vision proche de la mienne, étant lui-même chercheur, et l’autre parce qu’il a réussi à pousser l’art au rang d’art. Je sens que cette dernière remarque nécessite plus d’explications – « pousser l’art au rang d’art ». C’est une façon cynique, dans l’esprit de Diogène qui éclairait en plein jour les rues d’Athènes à la recherche d’un « homme » (un homme vrai), de dire qu’il est rare pour un artiste d’être foncièrement artiste.  

RdP : Quel est ton retour sur le lancement de l’ouvrage à la Librairie du Palais de Tokyo en novembre dernier ? Quels enseignements en retires-tu en rapport notamment avec certaines réactions du public venu à l’événement ? Plusieurs personnes dans le public affirmaient que l’art invisuel est du situationnisme, de la performance, du happening voire de l’art conceptuel. Comment expliques-tu cette confusion dans leur esprit ?

2CM : Cette confusion est naturelle. Le public a besoin de précision, il a besoin d’entendre des mots qu’il connaît déjà, pourquoi le sortir de cette zone de confort ? Moi-même j’appréhende les concepts par comparaison, moi-même j’ai été à leur place lorsque j’ai rencontré Alexandre Gurita, il y a quelques années. Une de mes premières questions a été : « Donc on peut dire que c’est de l’art conceptuel ? » J’avais besoin d’un repère, j’avais besoin d’être rassurée dans mes connaissances. Imaginez maintenant la réaction du public si j’avais en effet remplacé tous les termes sur-connotés, dont on parlait précédemment, par des néologismes.

RdP : Peut-on dire qu’il s’agit d’un des premiers ouvrages fondamentaux en théorie de l’art écrit par une femme ? Et que de ce fait tu fais avancer la représentation des femmes dans l’art ? On parle, trop rarement c’est vrai, de la représentation des femmes dans l’art dans les musées en tant que femme artiste ou encore dans l’administration des institutions d’art ou d’événements artistiques mais pas dans la sphère de la théorie de l’art.

Lancement de l’ouvrage l’« Esthétique de l’art invisuel », le 10 novembre 2021 à la Libraire du Palais de Tokyo, Paris. De gauche à droite : Eric Monsinjon, Aurore Chevalier, Corina Chutaux Mila, Alexandre Gurita. Crédits : Juliana Turull, 2021.

2CM : Je ne pense pas. Une des premières références féminines de l’histoire de l’art qui me vient à l’esprit est Peggy Guggenheim, une autre que j’admire beaucoup est Lucy Lippard, même si son travail a été longuement critiqué et remis en question. Certainement mon travail représente un pas vers l’avant, même si aujourd’hui il y a de plus en plus de femmes qui prennent la parole et qui écrivent sur l’art, je pense notamment à Laure Adler et à Marion Zilio, dans la sphère française. Les femmes dans l’art, dans la théorie de l’art et dans le marché de l’art, sont vues comme des exceptions, comment peut-on parler d’un domaine dont l’accès nous a été défendu pendant des siècles ? Schopenhauer faisait la distinction entre ce que l’on est et ce que l’on représente pour les autres, et jusqu’à très récemment j’ai pensé que la qualité de mon travail et mon investissement dépassaient les barrières du sexe, sans réaliser que la représentation que j’ai de moi-même diverge de la représentions que les autres ont de moi. De nouveau je cite un homme pour étayer ma thèse, mais contre l’histoire on ne peut rien.  

RdP : Une future version du livre qui se profile ?

2CM : Une version remaniée, mais pas dans l’immédiat. 

RdP : Des traductions envisagées ?

2CM : Une traduction en anglais, en espérant avant la fin de l’année 2022. 

RdP : Des événements à venir en rapport avec l’ouvrage ?

2CM : Un colloque international en juin 2022, qui aura lieu à la Sorbonne et un congrès à Montréal en septembre 2023. 


Lancement de l’ouvrage l’« Esthétique de l’art invisuel » à la Libraire du Palais de Tokyo, le 10 novembre 2021. De gauche à droite : Eric Monsinjon, Aurore Chevalier, Corina Chutaux Mila, Alexandre Gurita. Crédits : Moraly, 2021

One Reply to “Esthétique de l’art invisuel”

  1. Je suis conscient qu’un livre sur l’art invisuel ne peut pas être exhaustif mais il doit au minimum être très clair sur son historique. Pourquoi de nombreux artistes essentiels à l’origine de l’art invisuel ne sont-ils pas évoqués avec certaines de leurs œuvres : Marcel Duchamp ( » Sixteen Miles of String « , 1942), John Cage (4’33’’, 1952), Isidore Isou ( » art imaginaire  » (ou infinitésimal), 1956), Allan Kaprow ( » l’art et la vie « , 1963), George Brecht ( » Events « ,  » Water Yam « , 1960), Gustav Metzger (l’art auto-destructif, 1959), Vito Acconci (« Street Works », 1969), Yves Klein (son exposition à  » Vision in Motion « , 1959, sa « Zone de Sensibilité Picturale Immatérielle », 1959, son  » Saut dans le vide « , 1960), Ben ( » ne rien faire « , 1961), Esther Ferrer (ses performances, 1967), Jean-Claude Moineau (l’art sans identité d’art) ?
    Pratiquement aucune œuvre de l’exposition « Vides » du Centre Pompidou n’est évoqué (Art & Language, Robert Barry, Robert Irwin, Michael Asher, Laurie Parsons, Bethan Huws, Maria Eichhorn, Roman Ondak, Stanley Brouwn, Ian Wilson, Henry Flint…).
    IKHÉA©SERVICES est également passé à la trappe !

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