(47) Enquête menée par Paul ARDENNE –

Première partie –

La deuxième partie sera publiée dans le prochain numéro de la Revue de Paris.

Notes sur la beauté artificielle numérique et autres considérations métaboliques à propos de la machine-artiste

Le travail de l’art changé par ses machines célibataires, même ?

Dans cet essai majeur qu’est Peinture et machinisme, publié en 1973 (1), l’historien de l’art et écrivain Marc le Bot fait le constat de liens permanents, durant l’Histoire, entre création artistique et outillage technique. Ces liens, relève Le Bot, sont aussi féconds qu’automatiques. Toute nouvelle technique, sitôt qu’elle facilite sa tâche, est d’office adoptée par l’artiste plasticien.

Avec la société industrielle et l’entrée dans la modernité, le tandem création artistique-technique devient essentiel et incitatif : « Il n’est (dorénavant) personne qui ne s’interroge, écrit Marc le Bot à propos de l’art moderne, sur cette rencontre de l’art et de la machine et qui ne la tienne pour un fait capital » (2). Un sculpteur du XXe siècle attaquant un marbre, ainsi, s’économisera marteau et burin. Une ponceuse électrique, un marteau-piqueur pneumatique feront son affaire pour un résultat pas moindre en qualité. Sachant au demeurant qu’il ne viendra à l’idée de personne d’un tant soit peu à la page, amateur ou critique d’art, de contester ce modus operandi. Il est « d’époque ».

L’art-machine, naissance d’une pratique

L’avènement avec l’âge industriel, à grande échelle, des machines voit évoluer la relation de l’artiste au « mécanique ». La machine se fait plus familière. Elle passe pour nombre d’artistes du statut de simple outil et d’assistant technique à celui de composant de l’œuvre d’art. Certains plasticiens se satisfont, sur une toile peinte, de représenter des machines : John Mallord William Turner, une locomotive à vapeur, dans son tableau Pluie, vapeur et vitesse – Le grand Chemin de fer de l’Ouest (1844) ; Francis Picabia, en peinture, des dessins techniques de moteurs à explosion et autres dispositifs d’entraînement par courroie utilisés dans l’atelier ou l’usine, comme en témoigne sa Fille née sans mère (1916). D’autres artistes de l’image, en nombre croissant, entendent toutefois aller plus loin. Désireux de dépasser le stade de la seule représentation de la machine, ils intègrent plus opportunément celle-ci au processus artistique, dans l’esprit du programme de « l’art-machine » du constructiviste russe Vladimir Tatline (c. 1920). Dans ce cas, la machine devient un partenaire, voire le principal vecteur de la création. Nicolas Schöffer, parmi les artistes-mécaniciens pionniers, invente autour de 1960 un art qu’il désigne comme « cybernétique ». Celui-ci consiste en l’insertion, au cœur de sculptures de forme abstraite géométrique (ses sculptures dites CY-SP, « CYbernétiques SPatio-dynamiques »), de mécanismes fonctionnant à l’électricité : des capteurs intégrés enregistrant bruits ou lumière ambiants ; des micromoteurs asservis mouvant divers fragments de la sculpture en fonction du message reçu (principe Impulse-Feedback, « impulsion-réaction »). Bond qualitatif indéniable que celui-ci. Ce type de création « machinique », réactif aux éléments, est doté d’une vie propre. Il diffère des sculptures elles aussi machiniques mais au fonctionnement non autonome dont ont fourni l’exemple devenu obsolète, quelques décennies plus tôt, les Rotatives (1920) de Marcel Duchamp ou, plus sophistiqué par son fonctionnement et ses effets, le Modulateur Espace Lumière (1930) de László Moholy-Nagy, artiste machiniste en son temps majeur (professeur au Bauhaus et promoteur d’une avant-garde radicale, Moholy-Nagy ira jusqu’à utiliser à des fins créatives, diversement, des microscopes, les rayons X ou le télescope). S’agissant de l’« art-machine » premier, celui de Duchamp et de Moholy-Nagy, l’œuvre ne prend aucune décision. Ce n’est plus le cas avec l’art cybernétique. L’œuvre d’art s’y fait réactive, elle vit sa vie en fonction d’un programme prédéterminé. Un pas de géant, quoique timide encore, sur la voie de l’autonomie.

La « forme » de l’œuvre d’art, pour sa part ? Celle-ci, par voie de conséquence, se modifie au prorata de sa configuration technique et des phases de son fonctionnement mécanique. Une fois intégrée à l’œuvre d’art ou partie prenante de son processus de création, la machine « moule » l’apparence de cette dernière, lui confère une esthétique propre, en général changeante, « mécanomorphique » (jusqu’au délire chez un Jean Tinguely, génial adepte des super-machines artistiques, à l’image de sa Fatamorgana, dévoilée en 1985, une myriade de poulies de toutes tailles tournant en tous sens). La mécanique, ainsi incorporée, se fait agent artistique créatif. Le critique d’art Pierre Restany, promoteur, au tournant des années 1960, du mouvement des Nouveaux réalistes, y insistait sans cesse : à période moderne, usage d’outils modernes par l’artiste, si possible les plus up-to-date, ceux du jour, du présent le plus immédiat. César Baldaccini, pour réaliser ses Compressions, utilise alors les nouvelles presses hydrauliques qui équipent les casses automobiles. La forme de ses sculptures s’en ressent, au bénéfice de ce geste inédit, le pur et simple broyage de la matière. Un objet métallique (une voiture, une moto) est écrasé puis compacté sous la forme géométrique et répétitive d’un parallélépipède de matière dense. Cet acte de pressage, à l’artiste, n’a demandé qu’un effort minimal – juste faire placer par un opérateur l’épave d’un véhicule dans la benne de la presse et appuyer sur le bouton « Marche » – mais quelle importance ? Une sculpture en naît bel et bien, évidente, caractérisée et surtout, signée : un « César », pour l’éternité de l’Histoire de l’art.

Vers le « génératif »

Le principe cybernétique action-réaction est caractéristique des mécanismes programmés simples. Ceux-ci ne sont pas des systèmes « inventeurs », ils organisent tout au plus une réponse en fonction d’un travail spécifique demandé, d’un problème particulier posé ou d’une hypothèse de départ suggérée. Les premières formes d’art utilisant l’ordinateur (Computer Art, années 1960) se contiennent à un travail de conversion, de traduction : des lignes de code numériques sont converties en formes – des points, des lignes, des taches colorées – selon un principe de la création asservie. La « machine-artiste », à ce stade-là, ne crée encore rien à proprement parler, elle « dessine » son propre chiffrement, elle le « développe » par passage du chiffre à la forme plastique signifiant ce chiffre et lui correspondant. L’écueil essentiel (il sera en France celui du mathématicien Louis Couffignal, pionnier de l’informatique et des machines de calcul) est, pour l’heure, celui de la mémoire (mémoire vive, mémoire stockée dans l’ordinateur). Pas d’invention sans mémoire – par extension, pas de création stricto sensu, c’est-à-dire l’apparition d’un item original dont forme ou essence n’ont jusqu’alors préexisté en rien. Les formes primitives d’art électronique (dont la vidéo) sont sans mémoire mécanique. Leur « non-mnémisme », leur « amnèse » les condamnent à ce qu’on leur tienne sans cesse la main, à ce qu’on les nourrisse de programmes qu’elles vont développer servilement ou à ce qu’on les abreuve du spectacle d’un réel que l’on enregistre par l’image (la touche Download de la caméra électronique) sans grande possibilité de transformer cette dernière. Comment ne pas être, dans cette situation, frustré ? L’art fractal, dans les années 1980, fait développer graphiquement à l’ordinateur les ensembles mathématiques de Julia et Fatou (« équation de Mandelbrot »). Il confère à ces équations une apparence imagée, une esthétique : « Les images de l’ensemble de Mandelbrot sont réalisées en parcourant les nombres complexes sur une région carrée du plan complexe et en déterminant pour chacun d’eux si le résultat tend vers l’infini ou pas lorsqu’on y itère une opération mathématique (…). Chaque pixel est coloré selon la rapidité de divergence » (« Ensemble de Mandelbrot », Wikipedia). Le résultat s’affichant sur l’écran de l’ordinateur occupé de calculer, pour l’œil peu habitué à ce type de spectacle, évoque l’art abstrait, le style décoratif et le genre psychédélique. Il est sans conteste fascinant, riche de la répétition rythmique des formes, de phénomènes de loupe mobile, de récursivité, d’autosimilarité, d’expansion aux apparences chaotiques. Une simple visualisation mathématique, pourtant.

L’Intelligence Artificielle (« AI », Artificial Intelligence pour les Anglo-Saxons, « IA » pour les francophones), toujours plus opérationnelle avec le tournant du XXIe siècle, change la donne. L’ordinateur nourri par le contenu des bases de données (Deep Learning, « apprentissage profond ») utilise cette fois sa mémoire, qui a grossi dans des proportions gigantesques, et non plus seulement sa capacité réactive ou de traduction. Recourant de concert aux Generative Adversarial Networks (GANS), à la « création générative adversaire », il sait élaborer sur demande un « produit » artificiel à même d’améliorer une formule préexistante, ou de la refondre, partiellement ou totalement. La machine trône à présent sur un énorme stock de données, glanées notamment via l’Internet et ses visites du Web (Sampling, « échantillonnage »). Elle s’occupe de sélectionner, de synthétiser, avec une productivité accrue. Elle sait à présent, aussi, recombiner celles de ces données lui paraissant les plus appropriées à satisfaire la demande de l’utilisateur, par comparaison et évaluation, en fonction de la valeur dont sont créditées ces données par un public concerné de professionnels, de joueurs en ligne ou de clients. C’est à ce titre qu’il y a création.

En fournit l’exemple, à partir de 2015, le GANS Art, premier modèle de création autonome machinique stricto sensu dans le domaine de l’art (la machine n’est pas guidée, elle se guide seule). Un programme informatique ayant mémorisé toutes les œuvres de Vincent Van Gogh, tout ce qui fait ces œuvres, tout ce qu’elles contiennent et comment ce qu’elles contiennent y est représenté, avec quelles couleurs, dans quel style, au prorata de quelle récurrence, selon quelles dispositions spatiales dans l’espace du tableau peut à son tour « créer » un tableau de Van Gogh inédit. Les logiciels d’invention d’images qui apparaissent sur le marché autour de 2020, Midjourney ou encore Balle-E, sont les héritiers mercantiles du GANS Art. Les concernant, l’invention de l’image n’est plus le fait d’artistes plasticiens spécialisés (c’est le cas pour le GANS Art) mais de l’utilisateur lambda. Monsieur Personne demande à l’ordinateur quelle image il souhaite, à propos de quel sujet, de quelle couleur, dans quelle atmosphère particulière. La machine alors se met au travail et lui fait sa proposition, sans revendiquer au demeurant le statut d’auteur. Le cuisinier anonyme a remplacé aux fourneaux le chef-cuisinier.

Hiérarchie bousculée

Est-ce dérangeant ? Pas le moins du monde d’un point de vue fonctionnaliste : le système est opérationnel, des images inédites sont créées. Ce n’est pas plus dérangeant d’un point de vue économique et relationnel : une demande est faite et une réponse à cette demande advient dans la foulée. Certes, la machine n’est pas une « personne », un « bio-auteur ». Mais il n’empêche. On peut discuter ses propositions, la prier de retravailler sa copie (l’image qu’elle a produit à notre demande, donc) plus aisément qu’on priera un authentique artiste de le faire, une personnalité dont on égratignerait sans doute, ce faisant, le narcissisme et le quant à soi. Adopter le point de vue du demandeur d’images (le spectateur), c’est constater que la machine devenue artiste n’a que des avantages pratiques et, autant en profiter, économiques : la version de base du logiciel Midjourney est gratuite et modique le coût d’impression d’une image, même en haute définition. Utiliser un logiciel de création d’images à ses fins personnelles et en superviser la production permet, de surcroît d’échapper au marché de l’art, à ses variations, à ses spéculations complexes et irritantes matériellement en cas de crash. Monsieur Personne, avec l’aide de son logiciel de création d’images, devient à son tour un artiste, il conçoit « ses » images à sa guise.

Le problème, ceci posé, serait plutôt du côté de l’artiste visuel. Qu’adviendra-t-il de lui, à plus ou moins court terme, si les ordinaires amateurs et collectionneurs d’art cessent de le solliciter, faute que l’on ait encore besoin de ses services, de ses compétences, de son talent ? Car la machine ayant muté en « machine-artiste », cette fois, prend en charge la réalisation concrète de l’œuvre sans qu’existe encore « le geste auguste du semeur » (Victor Hugo), la « patte » de l’artiste. La capacité de travail de la machine, producteur mécanique ne réclamant jamais le repos, n’induit certes pas encore, à l’heure où l’on écrit ces lignes, la qualité superlative, ou le génie. Mais ne doutons pas que cela viendra. On n’oubliera pas de sitôt la mise en garde solennelle de grands scientifiques et d’entrepreneurs de la « Tech », au printemps 2023, contre l’IA et ses pouvoirs, leur demande instante, notamment, de freiner la recherche dans ce domaine au prétexte que l’IA pourrait sous peu dépasser l’intelligence humaine qui a permis son existence (« Intelligence artificielle : Elon Musk et des centaines d’experts alertent sur les risques majeurs pour l’humanité », France Info TV, 29 mars 2023). Comment croire sérieusement que soit envisageable une telle demande de freinage de la recherche ? L’IA, fondamentalement, est utile, et c’est au demeurant à cette fin première d’utilité qu’elle a été créée. Pourquoi dès lors s’en passer, corseter ses compétences, limiter sa puissance ? L’IA ChatGPT (Chat Generative Pre-trained Transformer, de la firme californienne Open AI), « agent conversationnel spécialisé dans le dialogue », se montre apte au même moment à réussir seule l’examen d’entrée du barreau français, la dissertation de droit qu’elle compose étant de surcroît finalisée en quelques courtes secondes ! Que du bon. Que de l’utile. Un extraordinaire soutien pour l’humanité. Qu’il en aille de même pour les productions artistiques, dans le domaine de la conception des images (dessin, peinture, photographie plasticienne, graphisme) et c’en sera fini de la profession d’artiste visuel, que remplacera la machine-artiste, que le fait plaise ou non. Nouvelle donne prévisible : le bio-artiste (entendons, l’artiste humain) est appelé à être remplacé par l’artiste-machine. Le système des relations entre offre et demande, de concert, change. On entre dans une économie de la délégation de pouvoirs (le client adoube la machine-artiste), de la procuration (il lui accorde toute sa confiance), de l’œuvre d’art créée à la demande. Économie à sens unique et sans négociation (j’attends de l’IA tel type d’image et non tel autre), ceci tandis que le client devient le commanditaire intégral. Je décide dorénavant, moi le client, des conditions du marché. Un marché qui en substance n’existe plus vraiment, la machine-artiste n’étant pas un producteur comme les autres, un « bio-producteur », mais un serviteur robotique, à l’instar de l’exosquelette qu’utilise le maçon pour porter des objets lourds, de la tondeuse automatique qui coupe l’herbe du jardin ou de l’aspirateur non moins automatique qui aspire la poussière du salon domestique.

Consécration, que lui assurent ses productions de qualité, de la machine-artiste : le statut de « bio-artiste » (l’artiste conventionnel, vivant, humain) se voit incontestablement menacé. Il l’est comme l’est à compter des années 1990, dans l’industrie automobile, l’ouvrier de la chaîne de production, remplacé par des robots. Il l’est comme l’est à partir des années 2000, chaque jour un peu plus, la profession des traducteurs en langues étrangères, en déclin en dépit de la mondialisation et de la multiplication des échanges en langues multiples. L’apparition, au début du XXIe siècle, de logiciels de traduction instantanée (Google Translate, 2006) remet d’emblée en cause la position du traducteur. Celui-ci est-il encore nécessaire ? Toute une profession joue ici sa survie. À compter du moment où l’ordinateur peut traduire en une minute ou moins, de l’anglais vers le mongol une pièce de Shakespeare, et du mongol vers l’anglais un poème de Mend-Ooyo Gombojav, à quoi bon des traducteurs « humains » – à quoi bon une « bio-traduction » ? Lorsque Google fête en 2016 les dix ans de Google Translate, son logiciel de traduction instantanée, l’entreprise américaine se prévaut de 500 millions d’utilisateurs, de dizaines de milliards de textes traduits, de plus de cent langues à même d’être traduites (contre deux au départ…) et bientôt, d’une offre de traduction en temps réel de textes de plusieurs feuillets de longueur, à l’écrit comme à l’oral. « Cent milliards de mots par jour », précise le communiqué de la firme américaine, que n’auront donc pas traduits les « bio-traducteurs » traditionnels (3). Les robots traducteurs, à présent, se positionnent comme leaders de la profession et du marché. On en déduit les prémices d’un « grand remplacement » plus que probable – « Google Traduction, la mort des traducteurs », titre une publication de 2020, carrément (4).

La fabrique de l’« image pragmatique », mais encore ?

Que le statut du traducteur en langues étrangères, à plus ou moins court terme, devienne caduc est dans la logique de l’évolution technologique et sociale. Les performances de Google Translate, Lingee, Reverso, DeepL ou autre WordReference, à force d’amélioration de ces logiciels de traduction dopés à l’IA (elles sont phénoménales), conditionnent rapidement de nouveaux usages de la traduction. Dans le domaine textuel mais pas seulement. Dès avant 2010, ainsi, se banalise la pratique hôtelière de l’accueil par ardoises numériques. Au comptoir de l’hôtel où, venu de l’étranger, vous enregistrez votre chambre, votre interlocuteur vous tend une ardoise numérique en vous suggérant du doigt d’écrire sur celle-ci ce que vous souhaitez, dans votre langue. Puis il vous répond par écrit en utilisant votre propre langue, qu’il est incapable pourtant de parler, immédiatement affichée sur la tablette. Cet usage tous azimuts des traducteurs instantanés a pour corollaire leur démocratisation, leur utilisation par des non-professionnels de la traduction. Outre rendre des services immenses aux traducteurs eux-mêmes et leur faire gagner du temps (le texte à traduire, une fois « passé à la machine », n’a plus qu’à être relu et corrigé), le recours aux robots traducteurs empêche à plus ou moins brève échéance le traducteur « humain » de se prévaloir d’une compétence spécialisée, devenue de moins en moins décelable. Google Translate et ses équivalents sur le marché de la traduction mécanique savent-ils traduire en hindi une interminable phrase de Proust comptant deux mille mots mieux que s’en acquittera un traducteur hindou spécialiste du français de la Belle époque et du style particulier de l’auteur de La Recherche du temps perdu ? Les paris sont ouverts. Si oui, lançons le cortège funèbre et accompagnons au grand cimetière de la Civilisation les derniers « bio-traducteurs », nos sœurs et frères humains promis à disparition : il est patent que nous n’avons plus besoin de leurs services. Si non, relevons qu’une scission s’opère dans le champ de la traduction en langues étrangères : aux bio-traducteurs la traduction de qualité, hautement spécialisée, personnalisée (traduire dans une autre langue que le français, par exemple, un poème de Michel Deguy déjà incompréhensible dans son idiome natif pour la quasi-totalité de ses lecteurs tant il est elliptique et brumeux) et aux machines le reste, tout ce qui peut être traduit littéralement et sans complications ou subtilités sémantiques particulières. On distingue à cet égard, dans le monde des traducteurs, deux catégories, deux formules de traduction : celle qui doit raffiner, mal accessible aux logiciels de traduction (traduction spécialiste) ; celle qui opère de façon systématisée, accessible, cette dernière, à ces mêmes logiciels (traduction pragmatique). Cette distinction, jusqu’à nouvel ordre, est d’actualité : seuls les textes « pragmatiques », fonctionnels, de type « Manuel de l’utilisateur » sont pour l’heure réservés aux machines, les humains conservant pour leur part les autres, les textes complexes, poétiques au premier chef, ciselés par des cerveaux créateurs.

Pour un robot producteur programmé à cette fin, traduire des mots et des phrases d’une langue dans une autre ou des mots et des phrases dans une image fabriquée à partir d’un « descriptif textuel » ne fait pas de différence. La création d’images par l’IA est, au plus court, une « traduction », une conversion, le reversement d’un signe, écrit, vers et dans un autre signe, visuel. À l’heure où l’on écrit ces lignes, au début des années 2020, les IA créatrices d’images sur demande à partir de descriptions textuelles ont déjà transformé leur pari : elles sont devenues de véritables « machines-artistes ». Elles accèdent sans mal à la capacité de produire des images « pragmatiques », celles-là même que réclame et leur demande leur commanditaire, vous ou moi. Peut-on parler, d’ores et déjà, de création ? Au regard du tout-venant de la production d’images, oui, sans conteste : les images des « machines-artistes » valent pour l’essentiel les images des « bio-artistes ». Qui en doute se rendra dans n’importe quel salon ou foire d’art et y constatera sans mal que la plus large part des « créations » (des bio-créations) qui s’y affichent sont en fait la reprise d’œuvres canoniques ou celle de styles déjà servis par l’Histoire de l’art, la qualification de « créations », concernant cette offre, n’étant guère pertinente (voir notamment l’art abstrait cent ans après son invention par Vassili Kandinsky : toujours les mêmes formes, ou encore l’art réaliste plus de cent cinquante ans après sa théorisation et sa mise en pratique par Gustave Courbet : rien de bien nouveau, là encore, sous le soleil). Les images produites à la demande par les IA, au regard de cette donnée (la dépendance esthétique des artistes à des codes préexistant à leur création, le mimétisme, la copie à peine masquée), ne sont pas moins « créatrices », elles aussi recyclent le tout-venant du ou des styles caractéristiques d’une époque. La machine-artiste, à ce jour ? Elle est un artiste plasticien comme la plupart des autres artistes plasticiens, ni meilleure, ni plus mauvaise. Un excellent élève qui a assimilé toute la grammaire de l’art et qui sait plutôt bien l’exploiter (et qui chaque jour améliore sa compétence, n’en doutons pas). Une compétitrice, pour l’artiste visuel ? Aucun doute sur ce point.

L’artiste et la machine-artiste : noces fécondes

On le devine : l’artiste lui aussi, chaque jour un peu plus, utilise l’IA créatrice d’images. Il aurait tort d’ailleurs de s’en priver. Il s’en sert, notamment, pour stimuler son inspiration. Je veux, artiste plasticien, représenter un paysage contemporain signifiant, celui d’une métropole d’aujourd’hui, par exemple. Que fera la machine-artiste ? Quelle image va-t-elle produire à partir de cette demande ciblée ?

Si l’image produite par l’IA, à l’artiste (au bio-artiste), paraît recevable, il s’en inspirera pour réaliser sa propre création. Ou la rejettera, dans le cas contraire. L’IA, en l’occurrence, est à ce stade un outil nouveau, comme la ponceuse électrique ou le marteau-piqueur de notre sculpteur de marbre évoqué plus avant. Rembrandt, avant d’entreprendre la peinture d’un port hollandais, ne se gêne pas pour regarder comment Vermeer a de son côté traité ce type de sujet. Monet, lorsqu’il peint ses propres paysages, n’a pas manqué de regarder avec le plus grand soin comment Turner a peint les siens. La création n’est jamais neuve absolument, elle ne surgit pas ex nihilo, ne naît nullement de rien mais d’une culture, d’un habitus, d’un « esprit du temps » (le Zeitgeist, disent les germanistes), de préoccupations à la fois individuelles et collectives ontologiquement ancrées dans l’époque que l’on vit et qui viennent peu ou prou résonner en toute production. La création artistique et l’esthétique ne sauraient, qui plus est, être envisagées sans la richesse de leurs antécédences (l’art romain antique tributaire de l’art hellène, la peinture expressionniste du XXe siècle tributaire de Goya ou du Greco…), les formes d’art dites « sans modèle » demeurant aussi rares qu’incertaines. Cette donnée essentielle – la création envisagée comme un maillage de nouveauté et d’héritage, indissolublement – rend conventionnel, pour un artiste, de prendre le pouls de « ce qui se fait » au moment où il travaille tout comme de ce qui s’est fait avant qu’il se mette au travail. Le futur des humains est une construction de son passé, inévitablement. Mettre à contribution l’IA créatrice d’images, lui demander comment elle-même composerait, et dans la foulée, artiste plasticien, tirer profit de l’image qu’elle suggère s’inscrit dans cette logique. Jusqu’à ce point en rien litigieux : utiliser l’IA, la faire travailler et s’approprier son travail, bio-artiste, en s’autorisant le cas échéant de le signer. Ce que s’est permis, sans le moindre complexe, l’artiste américain Jason Allen, au risque de la polémique (elle a eu lieu) à l’automne 2022 avec sa toile Théâtre d’opéra spatial, une création du logiciel Midjourney qui a valu à cet artiste américain de gagner un prix, lors d’un concours.

Jason Allen, Théâtre d’Opéra spatial, 2022 (création Midjourney), Premier prix au concours artistique de la Foire d’État du Colorado, sept. 2022.

Enterrer la hache de guerre entre bio-artistes et machines-artistes ? Cela vaut mieux, en l’occurrence. La guerre, de toute façon, n’est pas forcément déclarée. On parlera en la matière, plutôt, de noces, autant que de concurrence ou de compétition. Excellence productrice d’images « pragmatiques », l’IA peut venir en soutien à une bio-création qui se veut novatrice, originale et soucieuse de limiter au maximum ses influences. De quelle façon ? Le panel d’images qu’offre cette IA, le bio-artiste l’utilisera ou non, en fonction de son goût et de l’esprit de sa recherche. L’IA tient dans ce cas le rôle du repoussoir, du démon, du Grand Satan de la création dont les créations sont à fuir. Ce type d’utilisation de l’IA par les bio-artistes est subversive parce que négatrice, castratrice : on refuse systématiquement ses productions, sitôt celles-ci révélées. L’artiste créateur, une fois l’IA consultée et une fois propriétaire du stock d’images produit par celle-ci à sa demande, la récuse. Il prend le parti du refus et, dans la foulée, celui de la divergence. L’IA, dans ce cas, devient l’« anti-producteur », le producteur même de ce qu’il ne faut surtout pas produire, le contre-modèle, un modèle adversaire par excellence dont bannir d’office ce qu’il propose. Ce refus de l’offre machinique par le bio-artiste, notons-le bien, n’équivaut ni à un rejet de l’IA en soi, ni à celui de ses pouvoirs, il ne s’inscrit nullement dans une perspective luddite opposée à la civilisation technique, par exemple. L’IA demeure bel et bien une alliée de choix, d’une formidable utilité, à l’image du GPS qui guide nos parcours en nous signalant les lieux embouteillés à éviter. Cette image que je fais pour toi, à ta demande, moi l’IA, tu la rejetteras, toi le bio-artiste, et tu grandiras de ce refus.

Collaboration et non opposition, en somme. Le bio-artiste, pour la circonstance, n’a nulle raison de se fâcher avec la machine-artiste. L’exploiter à ses fins propres sera plus judicieux, plus productif qu’improductif ou sclérosant. L’erreur sera en la matière de se focaliser sur la seule esthétique (l’image, à quoi elle ressemble) sans convoquer en premier lieu la raison pratique, la « fabrique » de l’image, la cuisine qui aboutit à sa genèse. Il faut en somme voir les choses comme peut les voir un bio-artiste, à des fins fonctionnalistes et utilitaires. L’IA créatrice d’images, dans cette partie, cesse d’être une ennemie, quelque usage que l’on en fasse, source d’inspiration ou formule à rejeter, qu’on entende la piller ou au contraire lui dire non. Ajoutons si besoin était que le ou les outils qu’utilise l’artiste plasticien, s’ils concourent bien à « faire » l’œuvre, ne font pas en tout cette dernière. À l’artiste revient l’intention (l’« intentionnalité » de la création, analysée finement par un Nelson Goodman), la conception et, en aval, la réalisation, celle-ci serait-elle tout ou partie prise en charge par une ou par plusieurs machines. En 2022, l’artiste suisse Valentin Carron expose à Paris, à la galerie Kamel Mennour, sa série de sculptures intitulée « Bonjour Monsieur Serpent ! », au titre inspiré de l’autoportrait peint de Gustave Courbet (Bonjour Monsieur Courbet !, 1855) montrant le peintre franc-comtois salué par son mécène Alfred Bruyas. Carron, copiant la pose que prend Courbet dans son tableau, debout, tête inclinée pour répondre au salut de Bruyas, fait de celle-ci une sculpture de taille moyenne en pâte à modeler (celle de ses filles), il scanne le résultat avant d’en faire tirer une copie monumentale en bois de mélèze en recourant à une machine à sculpter. Un léger coup de peinture pour finir et le tour est joué. Valentin Carron, sans se poser de questions ni se brider, passe là du « fait main » au « fait machine » et inversement. Ce qui lui importe n’est pas de valoriser un geste mais, au terme de gestes multiples, certains de nature manuelle et d’autres de nature machinique, d’acheminer le projet mental d’une œuvre d’art à sa concrétisation plastique, physique et matérielle. Sa manière d’opérer invite à s’interroger relativement à la hiérarchie, au rang tenu respectivement, et par l’artiste, et par les outils qu’il utilise. Que doit l’artiste à la technique ? Par extension : en quoi l’œuvre d’art, pour peu qu’elle soit de moins en moins Hand Made, réalisée de main d’humain, et de plus en plus Machine Made, façonnée par un outillage technique devenu avec le progrès un opérateur, est-elle spécifique, débitrice en l’occurrence de la machine grâce à laquelle elle a vu le jour ?

Des métabolismes comblés

De nombreuses craintes s’expriment à ce jour à propos de l’expansion de la civilisation digitale. De façon légitime, si l’on a à cœur la liberté. Notre pistage géographique, fiscal et bancaire, la surveillance numérique de nos échanges sociaux, la reconnaissance faciale…, tout cela est l’effet de la Numeric Civilization, pour le pire, et ne saurait exister sans elle. Un des reproches majeurs fait aux IA créatrices d’images, dans le même état d’esprit liberticide, est qu’elles « organiseraient » le style, imposeraient une esthétique propre tout en accroissant le pouvoir des images (voir notamment la mode de l’avatar personnel, notre propre portrait revisité, en général avantageusement, par les IA créatrices d’images). Ces reproches sont fondés. Tous posent la question de la légitimité de la « gouvernementalité numérique », cette prise en charge machinique et méthodique de nos vies qui aboutit à les figer sous le boisseau de contraintes sur lesquelles les citoyens ont de moins en moins prise, ou plus du tout. Toute-puissance de la gouvernementalité algorithmique ? On y vient, pas à pas, et ce n’est pas forcément rassurant.

Restons-en, dans ce débat, aux IA créatrices d’images, aux « machines-artistes », pour constater somme toute que leur empreinte sur nos vies pourrait bien s’avérer plus positive que négative. D’une part, parce que l’on peut choisir tout bonnement de ne pas s’en servir : rien ne nous y oblige. D’autre part, on peut s’en servir, si envie ou besoin, ad libitum, comme on l’entend. En tant que commanditaire, pour obtenir exactement l’image que l’on souhaite pour décorer son salon, sa chambre à coucher ou son garage, un poster (la vue d’un beau paysage normand dans notre salon, celle d’un couple humain enlacé dans la chambre, celle d’un forsythia en fleurs ou d’une Ferrari F40 dans le garage) qui dans ce cas exprimera nos choix, notre goût esthétique et nos préoccupations. En tant qu’artiste plasticien et créateur d’images, pour nourrir une inspiration (comment l’IA, par exemple, image-t-elle le bonheur, la peine, la résistance… ?), établir des comparaisons entre tel ou tel traitement plastique (style photographique à la Ansel Adams ou pictural, à la Pollock ?) ou à des fins de pillage pur et simple ou de recyclage total (je ne fais rien, bio-artiste, je m’accapare le résultat du travail de l’IA et je le signe comme étant de moi). Dans tous les cas de figure, on ne voit pas que le métabolisme humain, la chimie intérieure de notre organisme et ses combinaisons vitales, en viennent à souffrir, bien au contraire. Ou l’image que nous fournit à la demande la machine-artiste nous fait du bien, et notre organisme se gonfle de plaisir et de reconnaissance, un pas de plus accompli dans la Bonne vie, cette Good Life que nous recherchons sans fin. Ou bien l’offre d’images de la machine-artiste nous déçoit, nous exaspère, nous semble relever de la concurrence déloyale, venir ruiner notre humeur et armer en notre for intérieur un métabolisme tendu, âcre, amer, ce qui n’est au demeurant pas si grave. Pour nous rétablir, il suffit de ne rien demander à la machine-artiste, de refermer le clapet-écran de l’ordinateur portable et de passer à autre chose de métaboliquement profitable. Nul n’est tenu, jusqu’à nouvel ordre, à l’image.

  1. Marc le Bot, Peinture et machinisme, Éditions Klincksieck, Paris, 1973.
  2. Marc le Bot, « Machinisme et peinture », Annales, n° 22-1, 1967, p. 3.
  3. Emily Turrettini, « Google fête les dix ans de son traducteur », Le Temps, 22 mai 2016.
  4. « Google Traduction, la mort des traducteurs », Bordeaux.business, Brèves, 9 oct. 2020.

Cette enquête est un complément de l’ouvrage « Hors de vue – De l’invisuel et de la minoration physique de l’art » de Paul Ardenne, à paraître cet automne 2023.

Image en-tête : L’avatar de Paul Ardenne réalisé avec Cartoonize

Blog de Paul Ardenne : https://paulardenne.wordpress.com

3 Replies to “AB (Artificial Beauty) 1/2”

  1. Article très intéressant, merci.
    Heureux de voir que Moholy-Nagy est en première ligne. C’est un artiste essentiel précurseur de nombreuses choses (avec Duchamp, cela va de soit). Je suis d’accord avec la conclusion « nul n’est tenu, (…) à l’image ». Effectivement, c’est l’enjeu, car algorithmiquement les bonnes et même les mauvaises images ont été réalisées. On ne peut que répéter et compiler. C’est un défi lancé à la créativité humaine.

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