(N°20) Entretien avec Alexandre GURITA par Eric MONSINJON –

Dans cet entretien, l’artiste Alexandre Gurita définit un nouveau genre d’artiste qu’il nomme « l’artiste multimodal » par opposition à « l’artiste unimodal », cantonné à un unique mode opératoire ou à une seule expression artistique. Et si ce nouveau genre d’artiste était le seul à pouvoir survivre en temps de crise ? Un entretien réalisé par l’historien de l’art Eric Monsinjon.

Eric Monsinjon : Depuis quelques années, tu développes une réflexion sur le devenir de l’artiste du XXIème siècle que tu appelles « l’artiste multimodal ». Quelle distinction fais-tu entre l’artiste unimodal et l’artiste multimodal ?

Alexandre Gurita : L’artiste unimodal est l’artiste normalisé qui produit des œuvres d’art matérielles, voire même immatérielles. L’unimodal est uniforme, désertique, monolithique, alors que le multimodal est ouvert à la diversité, liquide, résilient, agile. Quand l’art change de nature, qu’il passe du visuel à l’invisuel, alors tout ce qui lui est associé change également de nature : son langage, son support, sa manière d’apparaître au public jusqu’à son économie.

EM : J’en déduis que l’artiste multimodal est inséparable de ta pratique invisuelle.

AG : Absolument. Mais avant tout, je voudrais définir ce que j’entends par « art invisuel ». C’est un art d’un nouveau genre qui se distingue de l’art visuel qui existe depuis des siècles de la Préhistoire à l’art contemporain. L’artiste visuel est un artiste unimodal, c’est-à-dire qu’il n’a qu’une seule modalité d’expression artistique. Il est soit peintre, sculpteur ou concepteur d’installations. C’est un artiste qui façonne, produit de ses propres mains une œuvre d’art avec pour finalité d’être exposée, contemplée et vendue. Si cet artiste ne peut plus exposer ou vendre ses œuvres, il n’existe plus. On l’a bien vu pendant la pandémie, les artistes n’ont pas pu exposer dans les galeries, les foires d’art contemporain et les musées qui étaient fermés. Le système a alors révélé sa fragilité et son inadaptation dans un contexte de crise.

EM : Ta vision de l’artiste est totalement darwiniste. A t’écouter, l’artiste unimodal, qui ne parvient pas à s’adapter à notre époque troublée, est condamné à disparaître. Te rends-tu compte que tes propos peuvent choquer ?

AG : Oui c’est une vision totalement darwiniste, je l’assume. L’artiste unimodal est inadapté à la société actuelle comme d’ailleurs beaucoup d’autres choses du monde pré-pandémique. Et avec lui, c’est l’art dans son ensemble qui a été totalement bouleversé par la crise que nous traversons depuis un an. Tout le monde sait que dans une situation de crise nous n’avons que deux issues : disparaitre ou s’adapter. Et c’est pour cela qu’il faut être créatif.

EM : Comment perçois-tu ce qui s’est passé pendant la pandémie ?

AG : J’ai été surpris par le manque de créativité de la plupart des artistes. Aucun projet innovant n’a vraiment émergé, hormis quelques exceptions comme l’idée d’exposer des œuvres d’art dans un supermarché, mais cela reste anecdotique. Sur le fond, l’atonie des artistes n’est pas surprenante. C’est comme si l’art se révélait le domaine le moins créatif en temps de crise. C’est une situation inacceptable pour moi.

EM : Pour quelles raisons selon toi ?

AG : Parce que l’art est assujetti à une pratique unique. L’art de nature visuelle n’a pas la capacité de s’adapter aux situations de crise. Il me semble qu’a contrario, l’art de nature invisuelle a une plus grande capacité à s’adapter à des situations inattendues parce qu’il a intériorisé et anticipé d’autres manières de se manifester.

EM : Comment est née l’idée de l’artiste multimodal ?

AG : L’idée m’est venue bien avant la pandémie, mais il est vrai que la crise sanitaire m’a incité à formaliser cette notion que je portais en moi depuis des années. A partir de 1997, j’ai voulu donner une nouvelle orientation à mon travail artistique en m’éloignant de la production physique d’œuvre d’art. Cela remonte à mes années d’études aux Beaux-Arts de Paris durant lesquelles j’ai effectué un stage à la SNCF. Et là-bas, j’y ai découvert l’expression « transport multimodal » qui m’a interpellé. Dans le langage de la SNCF, le transport multimodal signifie changer de moyen de transport pour se déplacer d’un point A à un point B. J’ai voulu transposer ce concept de multimodalité pour l’appliquer au secteur de l’art, de manière à faire face à tout obstacle à la création. Ma pratique artistique s’est transformée au fil du temps, j’ai expérimenté quasiment tout ce qui a été fait dans l’art depuis la Renaissance jusqu’à l’internet. J’ai évolué du visuel vers l’invisuel. Je suis progressivement devenu multimodal.

EM : Peux-tu nous donner des exemples de réalisations multimodales ?

AG : Je pense à l’artiste paresseuse connue sous le nom « The Lazy Artist » qui avec des déclarations courtes explique pourquoi elle ne produit aucune œuvre d’art. Sa pratique « a-productive » n’a pas besoin d’expositions pour assurer sa continuité professionnelle par temps de crise. Autre exemple, l’artiste Mathieu Brèthes qui a créé Sotramem, une société de transport de mémoire. Vous lui racontez votre histoire personnelle qu’il va transformer en une archive factuelle et émotionnelle. Je pense également au travail de l’artiste Sylvain Soussan qui a développé le projet Eau du Robinet, au naturel qui consiste à mettre en bouteille de l’eau du robinet de la Ville de Paris.

Eau du robinet, au naturel - musée des nuages 2021
Eau du robinet, au naturel – musée des nuages, 2021

EM : Et le travail de Gary Bigot que tu considères comme un précurseur dans ce domaine ?

AG : Oui, effectivement, Gary Bigot est un artiste qui fonctionne sur la base de quatre paramètres : pas de production par lui-même, pas de promotion par lui-même, pas de profit pour lui-même, pas de propriété à titre personnel. L’artiste utilise le thermo-hygromètre comme une métaphore de l’artiste. Il affirme que cette machine sensible fonctionne comme un artiste. L’artiste peut proposer par exemple à des personnes d’intégrer dans leur vie cette notion de sensibilité pour mieux composer avec leur environnement. La Biennale de Paris au Luxembourg, un autre projet de Gary Bigot, s’est déroulée du 1er octobre 2018 au 30 septembre 2020 avec pour titre : L’air que je souffle, tu respireras un jour. Le projet était une application grâce à laquelle les usagers pouvait géolocaliser leurs souffles sur une carte du monde. Ils devaient souffler sur un ordinateur, tablette ou smartphone en activant le micro. Ce projet qui a fonctionné pendant la pandémie n’a pas eu besoin d’une exposition pour exister. Les exemples ne manquent pas.

L’artiste Nicolas Rivard a une pratique de l’ordre de l’infiltration. Il fonctionne par mimétisme et détournement, par réappropriation de rôles sociaux, d’actions effectives qui visent à s’immiscer dans des écosystèmes existants. C’est un artiste qui participe à une logique d’offre au sein d’un système de productivité inculquée par les valeurs néo-libérales. Laver son linge sale en famille, une de ses actions, consistait à laver le linge d’artistes et de travailleurs culturels qui assistaient à une journée de réflexion sur la précarité de l’artiste et de travailleurs culturels. L’artiste vise à rapprocher l’art de la vie sociale sur la base de trois principes : participer à la vie sociale, être accessible (physiquement et économiquement), être utile (c’est-à-dire que son activité puisse être utilisée dans n’importe quel contexte de la vie quotidienne).

L’artiste Baptiste Pays opère à travers Global Screen Shot (GSS), une agence pour l’emploi des artistes qui fonctionne comme un réseau de personnes souhaitant occuper, ou offrir un emploi à des artistes. Il appelle ces emplois des « infra-postes » qu’il considère comme un support pour son travail artistique. Il est à l’origine de la notion de « pratiquer l’institution » qui désigne le fait de considérer l’institution comme un médium pour l’artiste.

Paul Robert est un artiste pour lequel ses courses à pied représentent son activité artistique. Il est artiste parce qu’il est coureur. L’artiste propose plusieurs types d’activités comme des courses à pied lors de compétitions sportives, du transport de courrier à pied ou encore charger des batteries en transformant son activité motrice en énergie électrique. Porteur Spécial est un de ses services en partenariat avec l’artiste Sylvain Soussan. Il s’agit d’un service de transport de courrier à pied, de personne à personne, pouvant fonctionner parfaitement bien en temps de confinement. En plus d’être utile et écologique, il peut créer une sociabilité dans le réseau de ses publics-clients, expéditeurs et destinataires de ces courriers.

EM : Tu parles beaucoup d’autres artistes, mais toi, Alexandre Gurita, parle-nous de ta pratique invisuelle et de ta conception personnelle de la multimodalité.

AG : Lorsque j’ai transité du visuel à l’invisuel en 1997, la question de comment exister dans l’art et de comment procéder en tant qu’artiste sans pour autant produire des œuvres d’art s’est posée clairement. En 1999, j’ai présenté mon mariage comme projet de diplôme de fin d’études aux Beaux-Arts (ENSBA). C’était une stratégie pour faire valoir comme art quelque chose relevant du réel. J’ai saisi l’opportunité et les conditions du diplôme pour faire valoir l’idée qu’exister en tant qu’artiste suffisait comme pratique artistique. Depuis mon projet, le passage du diplôme est devenu public et non plus privé comme c’était le cas auparavant. Il y a donc eu un impact sur le système. En 2000, j’ai capté la Biennale de Paris au Ministère de la Culture. Par la suite, l’Institut des Hautes Études en Arts Plastiques (IHEAP) devenu l’École nationale d’art (ENDA) et récemment la Revue de Paris.

EM : L’artiste multimodal serait donc avant tout un stratège qui détournerait et contournerait le système global de l’art contemporain ?

AG : Oui, tout à fait. Le système de l’art est mon matériel de travail, j’utilise l’institution comme medium. Je fais de la captation institutionnelle c’est à dire que je m’empare des institutions pour les convertir en institutions opérantes en les détournant de leur but initial pour les mettre au service d’une nouvelle idée de l’art. L’artiste d’aujourd’hui n’a plus aucun pouvoir de transformation à travers l’œuvre et pour moi agir à travers des institutions constitue une stratégie à part entière. Je suis un artiste stratège. Pour modifier l’art, je procède aussi par contournement et je m’attaque aux facteurs décisionnels sur l’art à savoir sur son économie, sa terminologie et son éducation. Inventer une nouvelle économie, des nouveaux termes et une nouvelle pédagogie dans l’art permet de changer l’art. Et changer l’art, c’est le travail de l’artiste. Cette diversité d’approches m’a permis d’être multimodal avant même que je formule la notion d’artiste multimodal. La multimodalité s’est d’abord imposée à moi par la nécessité de survivre dans l’art en tant qu’artiste créatif et inventif.

EM : Imaginons que je sois un artiste peintre complètement éloigné de ces pratiques invisuelles, est-ce que j’ai la possibilité d’investir la multimodalité ?

AG : Bien sûr. Mais à condition que tu repenses ta pratique artistique ! Pour cela, il faut abandonner l’unimodal pour le multimodal. Un artiste peintre peut adopter la multimodalité en temps de crise pour assurer sa continuité artistique, faire vivre son travail, le partager ou le vendre. Il peut se dire par exemple : « Est-ce que je peux sortir de la toile ? », ou encore « Puis-je conserver ma pratique picturale mais m’affranchir de la toile comme support ? ».

EM : Si l’artiste multimodal ne s’inscrit pas dans le circuit traditionnel de l’art, production d’œuvres, expositions, ventes, cotations, comment fait-il pour vivre de son travail ?

AG : L’art de nature invisuelle est transectoriel, cela veut dire que c’est de l’art auquel on ajoute un ou plusieurs autres secteurs d’activité. Cet art tire son économie de chaque point de rattachement de sa pratique à un autre secteur. Par exemple, avec l’Eau du Robinet, au naturel, l’artiste démontre qu’il peut vendre son travail à titre de produit de consommation. Dans ce cas, ses publics deviennent des consommateurs qui, au lieu d’acheter l’eau au supermarché, achètent de l’Eau du Robinet, au naturel de l’artiste. Autre exemple, Paul Robert peut vendre ses courses à pied comme une sorte de service postal expérimental. L’artiste multimodal n’a pas besoin du marché de l’art pour développer une économie spécifique. Passer de l’unimodal au multimodal, c’est passer de l’art visuel à l’art invisuel. Cela demande un peu d’effort pour sortir de sa zone de confort et de la doctrine sous jacente.

EM : La singularité est déterminante dans ce cas. Je pense notamment au travail sur la singularité de l’Institut de Recherche Internationale de l’Anthropologie de la Singularité (lRISA) de l’artiste Ludovic De Vita qui vise à développer la singularité au-delà des limites de l’art.

AG : L’exemple est bien choisi. Ludovic De Vita peut aussi bien travailler avec des entreprises que des institutions publiques pour réfléchir sur la question de la singularité et comment l’intégrer au cœur de leurs propres activités ou politiques. Plus il y a de la singularité, plus il y a de la créativité, plus on s’adapte, plus on survit. L’artiste a développé le Quotient de singularité (Qs), une sorte d’unité pour mesurer la singularité autour de laquelle il peut déployer toute une gamme de conseils et modes opératoires.

EM : A t’écouter, tous les artistes devraient devenir multimodaux dans un avenir proche ?

AG : Oui, parce que l’artiste visuel ne peut plus être original aujourd’hui, car son travail se réduit souvent à personnaliser des formes artistiques héritées du passé ou à les copier. Par exemple, un artiste qui ferait encore des monochromes ne peut que s’inscrire dans un prolongement tardif du travail de Malevitch. Je ne vois aucune singularité et créativité dans un tel travail ! La multimodalité permet au contraire une multitude de possibilités et va bien au-delà de la pratique artistique : on peut avoir des écoles multimodales, des musées multimodaux, et pourquoi pas une « société multimodale ».

EM : Finalement l’artiste invisuel et l’artiste multimodal sont inséparables d’une vision stratégique de l’existence ?

AG : Exactement. L’artiste multimodal envisage l’art non pas comme un mode de production d’œuvres d’art, mais comme un mode d’existence à part entière. A mon sens l’artiste multimodal est l’artiste de l’avenir.

Entretien réalisé le 26 décembre 2020 à Paris, homologuant le concept d’artiste multimodal. Entretien réalisé avec la collaboration d’Odile LEFRANC, auteure et journaliste.

-Eric MONSINJON
Historien d’art et critique d’art, professeur d’histoire des arts, spécialiste des avant-gardes et de l’art contemporain. Son blog : https://blogs.mediapart.fr/eric-monsinjon/blog
-Alexandre GURITA
Artiste, Directeur de la Biennale de Paris et de l’Ecole nationale d’art (ENDA)

Photo en-tête : Alexandre Gurita par Daphne Gurita, le 23 septembre 2020.
Photo du numéro : L’équipe du Prix de la Biennale de Paris 2020 à l’Hôtel de Ville de Paris, accordé sur le critère de l’aléatoire par une IA, le 17 décembre 2020. De gauche à droite : Ludovic De Vita, Diego Greno, Alexandra Péron, Camille Zmyslony.

One Reply to “L’artiste multimodal”

  1. Article fondateur. Adaptation et anticipation sont les deux principes biologiques de régénération, accessibles à l’issue d’une pratique assidue d’un milieu, assortie d’une intense pratique de rétroaction (c’est dans les entre-deux, dans les interstices, que se joue la capacité de réinvention de l’artiste entre-preneur). Ainsi, la multimodalité régénère l’éc-art fondamental de l’art comme processus, mouvement, dynamique mentale, corporelle et sensible au service d’un projet stratégique. La théorisation de la bifurcation multimodale, qui vient de loin, est importante 10 ans après la publication « Rouvrir l’art », qui était une excellente tentative de régénération de l’art unimodal, ou plutôt de régénération du regard sur celui-ci et sur son expérience. http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Critique_n%C2%B0_649_650___Rouvrir_l_art-2384-1-1-0-1.html. That’s painting me semble également une démarche pionnière d’art multimodal.

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