(N°31) Par Corina CHUTAUX MILA –

La locution nominale deus ex-machina, traduite du grec ancien Ἀπὸ μηχανῆς θεός, renvoie ici, délibérément, au dispositif théâtral mis en place par les grecs de l’Antiquité dans la représentation sur scène des présences divines. L’adoption hic et nunc, dans le titre, de la locution latine au détriment du syntagme original grec, repose sur la volonté de rendre le texte plus accessible, le latin étant, d’après mes observations, plus proche de notre contemporanéité que le grec ancien.  Par « dieu issu de la machine » les grecs entendaient un appareil, comme une sorte de grue (cf. figure 1), dont le rôle était de soulever les acteurs au-dessus de la scène afin de créer l’illusion d’un dieu qui descend parmi les mortels pour apporter une solution au conflit dramaturgique.

Figure 1. Maquette d’une Ἀπὸ μηχανῆς θεός permettant l’entrée en scène
d’une divinité. Source : Musée Technologique de Thessalonique

Ainsi, la machine est associée, peut-être pour la première fois, à l’essence divine, car elle permet l’entrée en scène des acteurs incarnant le divin. Cependant, même si initialement cette machine n’était qu’un outil rapprochant le surnaturel de l’humain, l’idée d’un caractère démiurgique de la machine a perduré dans l’inconscient collectif car la machine en elle-même fascine, puisqu’elle possède quelque chose d’insaisissable, quelque chose qui se situe, par la technicité et la technologie, au-delà de l’entendement humain, comme une des lois de l’écrivain de science-fiction, Arthur C. Clarke, le renforce : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. » (1). Cette consubstantialité de la machine et du divin refait surface au XXe siècle, dans le choix terminologique de la traduction française du mot computer. Le professeur, philologue, latiniste et théologien français, Jacques Perret, propose, dans une lettre adressée au président de IBM France, le terme Ordinateur dont l’étymologie remonte au latin Ordinator :

Cher monsieur,
Que diriez-vous d’ordinateur ? c’est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. Un mot de ce genre a l’avantage de donner aisément un verbe ordiner, un nom d’action ordination. L’inconvénient est que ordination désigne une cérémonie religieuse ; mais les deux champs de signification (religion et comptabilité) sont si éloignés et la cérémonie d’ordination connue, je crois, de si peu de personnes que l’inconvénient est peut-être mineur. D’ailleurs, votre machine serait ordinateur (et non ordination) et ce mot est tout à fait sorti de l’usage théologique. (2)

Malgré l’obsolescence lexicale du terme théologique Ordinateur, Jacques Perret établit une relation indéniable entre le sacré et la technologie, comme lui-même le souligne lorsqu’il met ensemble les deux champs « si éloignés », de la religion et de la comptabilité. Pour lui, la nouvelle machine est censée « mettre de l’ordre dans le monde », peut-être tout comme Dieu l’avait fait auparavant avant d’être déchu par l’ampleur de l’anthropocentrisme, et ensuite, par la montée en puissance de l’Intelligence artificielle, et du transhumanisme, chose que le philosophe Friedrich Nietzsche semble anticiper dans son ouvrage Le gai savoir (1882) :

Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. — Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ?  

Intentionnelle ou non-intentionnelle, la sécularisation du terme théologique par Jacques Perret  reflète l’appréhension de la nouvelle machine. L’Ordinateur est ainsi investi d’un pouvoir sacré, transcendantal, et il devient au sens propre de l’expression un deus ex-machina – un dieu issu de la machine.    

Même si l’art et la machine ont entretenu un rapport étroit depuis l’Antiquité, il a été important de restreindre cette relation complexe dans un intervalle situé entre le XIXe et le XXIe siècle, un choix temporel justifié par le passage de la révolution industrielle à « l’homme-machine » et de cet homme-machine à la machine intelligente, ou Machine Learning, et corollairement, au transhumanisme. Durant ces trois siècles, les écrivains et les artistes, fascinés et intrigués par la découverte du potentiel exponentiel de la machine, ont tenté d’imiter l’automatisme de celle-ci. Dans l’écriture, dans la peinture, dans la philosophie, l’homme se rêvait mécanique, analytique, délestée de la contingence de sa propre culture et de sa propre langue sur sa réflexion, glissant de l’anthropocentrisme au transhumanisme. Par anthropocentrisme, on va entendre ici, l’Homme et surtout l’artiste qui appréhende la réalité et se rapporte à celle-ci à travers la seule perspective humaine, et à travers le transhumanisme, on va se référer à la transformation du monde par l’évolution technologique de la machine et par la capacité de celle-ci de dépasser l’humain et de répondre aux attentes de celui-ci. Ce changement de paradigme soulève la question suivante : Comment la littérature et l’art ont emprunté, depuis la révolution industrielle, la voie de l’automatisation, d’abord par l’intermédiaire de l’outil humain (XIXe s. – XXe s.), et ensuite par le biais du Machine Learning ? Cette interrogation entraîne une réponse quadripartite, une réponse qui va traverser le XIXe siècle, à partir de l’Impressionnisme, et va s’étendre au XXe siècle et au mouvement mimétique de l’humain vis-à-vis de la machine, pour s’achever au XXIe siècle, ou au siècle, que j’ai ultérieurement nommé (dans mes travaux antérieurs), « le siècle de la dématérialisation ». 

L’Impressionnisme et la fétichisation de la machine 

Il m’a semblé d’une importance majeure de remonter à l’époque de l’Impressionnisme afin d’identifier la source de l’engouement, de la fascination, et de la passion que la machine suscite chez l’humain. Cette mise en contexte historique se donne pour objectif, non seulement de mettre en lumière les prémices de l’obsession que la machine fait naître chez les artistes et les écrivains, mais surtout d’éclairer le climat des idées d’une époque représentant un tournant dans l’histoire de la connexité homme-machine. 

L’invention du tube de peinture (en 1841, par le peintre américain John Goffe Rand) et du chevalet portable a permis aux artistes de quitter les ateliers et de profiter du plein air pour peindre et surprendre la nature dans ses variations fugitives. L’invention de la photographie a poussé les artistes à s’éloigner du réalisme, car si la technologie était capable des mêmes prouesses que la peinture, le réalisme dans l’illustration picturale n’avait plus de sens. L’extérieur qu’ils ont pu immortaliser était en partie le résultat de la révolution industrielle – les gares, les ponts et les usines devenant les lieux de prédilection de la représentation impressionniste.  Dans une des multiples versions de la Gare Saint Lazare (cf. figure 2), Claude Monet fait l’éloge de la machine, de ce train qui lui sert de double prétexte artistique : dénotant d’un côté sa passion pour la « vie moderne », et d’un autre, le cadre de la gare, un cadre à la lumière changeante, au coloris vibrant et à une touche picturale rapide, dont la superposition réalise un empâtement donnant à la toile l’illusion de mouvement, de vie et de vitesse. Le chemin de fer, la gare, le train, cette représentation qui mythifie presque la machine, par la chromatique froide et les nuages de vapeur, qui se confondent avec les nuages du ciel, créant une sorte de symbiose entre l’organique et l’artificiel, soumettent le spectateur à un rapport de contemplation. Un rapport qui aura un impact décisif sur la réception et sur l’inconscient collectif.

Figure 2. Claude Monet (1840-1926), La Gare Saint Lazare, 1877, Huile sur toile, Musée d’Orsay

Inspiré par la gare de Monet, Émile Zola, fait paraître en 1890 le roman La Bête Humaine, un récit exposant le monde du chemin de fer, dont l’action va évoluer et graviter tout au long de la voie ferrée, située entre Paris-Saint-Lazare et Le Havre. Roubaud, le personnage principal, assiste à une scène dont la description se rapproche dans les détails visuels de la gare de Monet : 

Une autre machine, puissante celle-là, une machine d’express, aux deux grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par sa cheminée une grosse fumée noire, montant droit, très lente dans l’air calme. Mais toute son attention fut prise par le train de trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjà de ses voyageurs, et qui attendait sa machine. […] Il vit alors déborder du pont cette blancheur qui foisonnait, tourbillonnante comme un duvet de neige, envolée à travers les charpentes de fer. Tout un coin de l’espace en était blanchi, tandis que les fumées accrues de l’autre machine élargissaient leur voile noir. Derrière, s’étouffaient des sons prolongés de trompe, des cris de commandement, des secousses de plaques tournantes. Une déchirure se produisit, il distingua, au fond, un train de Versailles et un train d’Auteuil, l’un montant, l’autre descendant, qui se croisaient. (3)

La machine de Zola est humaine, ou en tout cas elle possède, par la personnification diégétique, des caractéristiques inhérentes à l’être vivant, car elle est composée de « roues dévorantes », elle stationne seule, et elle apparaît, dans cette sémantique ambiguë, comme autonome, crachant lentement la fumée, tel un humain insouciant fumant nonchalamment sa cigarette sur le quai. 

Mais le rapprochement avec la représentation de Monet s’intensifie vers la fin du paragraphe où la blancheur « tourbillonnante comme un duvet de neige » s’envole « à travers les charpentes de fer ». Sous la plume de Zola, la machine transcende le seuil de l’objectalité et acquiert une condition propre, une condition à mi-chemin entre l’humanité et l’artificialité. La machine est sujet d’écriture et elle a une vie indépendante de celle des voyageurs. 

De fil en aiguille, en passant par les différents filtres de la peinture et de l’écriture, la machine prend de l’ampleur dans l’imaginaire spectatorial, elle devient quasi-magique, elle est fétichisée, et cette aura finira par façonner la manière dont les artistes et les écrivains se rapporteront au monde au XXe siècle. 

Construction de l’identité machinale 

Au-delà de la volonté du XXe siècle de reconstruire le monde, de le réinventer, volonté expliquée en partie par le développement de ce début de siècle sur un fond de guerre, il se manifeste chez les littéraires et les artistes une tendance « d’automatisation ». Le psychique peut être mécanique, il peut se comporter et produire des œuvres telle une machine, sans faire le moindre appel à la conscience. Selon les surréalistes, la pensée est de facto endiguée par le raisonnement et afin de désencombrer l’imagination créatrice il serait nécessaire de s’affranchir de la conscience, en laissant le corps agir à son propre gré. André Breton formalise cette théorie en 1924, dans son célèbre Manifeste du surréalisme, dans lequel il définit le surréalisme comme « automatisme psychique pur », et où il explique la nature de l’écrivain ou de l’artiste surréaliste :

Mais nous, qui ne nous sommes livrés à aucun travail de filtration, qui nous sommes faits dans nos œuvres les sourds réceptacles de tant d’échos, les modestes appareils enregistreurs qui ne s’hypnotisent pas sur le dessin qu’ils tracent nous servons peut-être encore une plus noble cause. 

Breton effectue une analogie entre « les appareils enregistreurs » et l’humain créatif délibérément dépourvu de toute créativité, qui fait de son corps, un instrument de création. Le rapprochement avec l’appareil n’est pourtant pas anodin, mais il renseigne sur le désir de l’homme de se comporter comme une machine, de produire des œuvres dans l’oubli de sa propre nature humaine. Même si le surréalisme puise dans les travaux sur l’inconscient et sur les rêves, du psychanalyste Sigmund Freud, il réside tout de même, dans la formalisation de cette esthétique, un renoncement à l’espace cognitif et une formalisation sans rationalisation qui renvoie à la mécanique et à la machine.  

Le comportement machinal du créateur peut être également identifié dans le dadaïsme, mouvement précurseur du surréalisme. Tristan Tzara, initiateur de cette tendance, décrit dans ce qui ressemble formellement à un poème, les étapes nécessaires à la production de la poésie dadaïste :

Prenez un journal
Prenez des ciseaux
Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème.
Découpez l’article
Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-le dans un sac.
Agitez doucement
Sortez ensuite chaque coupure l’une après l’autre dans l’ordre où elles ont quitté le sac.
Copiez consciencieusement.
Le poème vous ressemblera.
Et vous voilà « un écrivain infiniment original et d’une sensibilité charmante, encorequ’incomprise du vulgaire ». (4)

Le poème dada est dû au hasard, tout comme le nom dada lui-même, et il ne peut ressembler in fine qu’à un calibrage arbitraire d’une machine, de la machine humaine dont le but est de désagréger, le plus possible, le sens, afin d’aboutir à une sémantique nouvelle, à une sémantique sans sémantique. Mais pour comprendre plus concrètement l’incidence de la machine sur la création artistique et littéraire il est nécessaire de regarder l’appréhension de la machine chez Louis Aragon. Dans le Paysan de Paris (1926), Aragon fait le récit du culte de la machine, de cette création qui semble dépasser son maître, et qui prend la place de Dieu. Le XXe siècle ne croit plus en l’existence d’une entité d’ordre divin, et il transfère cette idolâtrie sur la machine, sur cette machine dont la nature ne peut être expliquée entièrement par la logique et la technique. La machine du XXe siècle renferme quelque chose de magique. Outrepassant l’utilitaire, elle tient plus du divin que de l’esthétique du Beau, comme l’auteur le confirme dans un paragraphe dédié à la mythologie moderne : 

Maintenant […] à qui porterons-nous le culte de latrie ? D’autres forces aveugles nous sont nées, d’autres craintes majeures, et c’est ainsi que nous nous prosternons devant nos filles, les machines, devant plusieurs idées que nous avons rêvées sans méfiance, un matin. Quelques-uns d’entre nous qui prévoyaient cette domination magique, qui sentaient qu’elle ne tirait pas son principe du principe d’utilité, crurent reconnaître ici les bases d’un sentiment esthétique nouveau. Ils confondaient naïvement le beau et le divin. Mais voici que les raisons profondes de ce sentiment plastique qui s’est élevé en Europe au début du XXe siècle commencent à apparaître, et à se démêler. L’homme a délégué son activité aux machines. Il s’est départi pour elles de la faculté de penser. Et elles pensent, les machines. Dans l’évolution de cette pensée, elles dépassent l’usage prévu. (5)

En 1941, Salvador Dali (1904-1989), peint, selon sa méthode paranoïaque-critique (« une méthode spontanée de connaissance irrationnelle, basée sur l’objectivation critique et systématique des associations et interprétations délirantes ») (6), la Machine à coudre avec parapluies dans un paysage surréaliste (cf. fig. 3). Des silhouettes féminines longent la perspective dans la direction d’une machine à coudre imposante, représentant le point de fuite de la composition. Située au loin, la machine domine la surface picturale : elle occupe la toile verticalement, par sa position, et horizontalement, par son ombre. Il y a un contraste majeur entre ces femmes-ébauches, qui sont pourtant achevées, mais dont la figurativité est laissée à l’abandon, et cette machine à coudre colossale, peinte dans les moindres détails. Il y a également une dissonance entre le monochromatisme de la machine, un monochromatisme renforcé par le clair-obscur, et le coloris de la colonnade et des femmes. Tous ces éléments mis ensemble, avec les bras levés des femmes, donnent à la machine un aspect mythique, d’hégémonie, d’idolâtrie. Comme la machine d’Aragon, cette machine issue de la technique et de la technologie a quelque chose de subversif, qui suscite chez le spectateur la crainte et l’admiration, tout comme le divin l’avait suscité préalablement.

Figure 3. Machine à coudre avec parapluies, 1941. Source : Artcurial

Issue du délire, de l’irrationalité, la machine dalinienne n’est en définitif que le miroir d’une époque, une époque qui place la mécanique au-dessus de l’humain et qui débouche sur un changement de paradigme, poussant l’homme à faire le pas de l’anthropocentrisme vers l’humanisme.  

De l’anthropocentrisme au transhumanisme 

Si jusqu’au XVIIIe siècle la mentalité occidentale a été majoritairement théocentriste, lors du XIXe et XXe siècle la perspective devient anthropocentriste, car l’homme se rapporte à tout, par le prisme de son idiosyncrasie, tout en commençant à poser les bases d’un autre état d’esprit – le transhumanisme. Avec l’invention de l’ordinateur en 1941 par l’ingénieur allemand Konrad Zuse, on entre dans l’ère du numérique. En 1950, le mathématicien Alan Turing, se demande si une machine serait capable d’avoir une conscience. En 1952, l’informaticien Arthur Samuel invente le machine learning, un programme capable de jouer aux dames et d’apprendre progressivement de ces parties. Mais si l’intention des chercheurs de développer ce secteur existait déjà, il a fallu encore quelques décennies pour un réel essor, et en 2010 des conditions plus propices ont émergées : le coût de stockage avait diminué, les réseaux sociaux sont apparus et ils ont permis d’obtenir une quantité importante de données, et les avancées technologiques ont contribué également, avec la création des cartes graphiques, plus puissantes que les CPU des ordinateurs. Le machine learning ou deep learning, avec ses multiples versions algorithmiques, a donné naissance à une nouvelle mythologie, une mythologie qui a séduit le terrain de l’art et de la littérature et a établi un nouvel horizon d’attentes pour l’humain. Afin d’appréhender l’étendue du rapport entre l’humain et la machine, on va regarder de près l’exemple de Game of Thrones et de sa dernière saison, que Zack Thoutt, ingénieur et auteur de fiction, a tenté de prédire avec l’aide d’une Intelligence Artificielle.

Figure 4. Étude du réseau d’interactions entre les personnages pour identifier celui qui avait plus de chances de s’emparer du trône. Source : 2019 HOME BOX OFFICE

Même si l’IA ne parvient pas à deviner la fin, par son réseautage mathématique et rationnel, on observe que les expectatives de l’humain changent, que la machine commence à avoir une fonction d’oracle, car elle peut anticiper la pensée humaine, elle peut devancer la création et la créativité de l’individu, et supplanter l’homme lorsque celui-ci lui a fourni assez d’éléments pour l’apprentissage. Ce qui fait parfaitement sens dans le siècle de la vitesse où l’humain a besoin d’avoir tout, tout de suite. 

L’art et la littérature dans la mythification de la machine 

Lorsqu’on parle d’art et de littérature et du rapport avec la machine, dans ce début du XXIe siècle, il est aisément observable que la machine commence à avoir plus de crédibilité et de légitimité que l’humain, car la machine est d’un côté incorruptible (cf. Blockchain), et d’un autre côté, elle apporte un regard neuf dans le monde de l’art et de la littérature. Ainsi l’art et la littérature digitale se décline en plusieurs catégories : 

  1. Art et littérature générés par ou avec, l’aide des Intelligences Artificielles 

Des artistes comme le Collectif Obvious (cf. fig. 5), utilisent des algorithmes de type GAN (Generative Adversarial Networks), qui est un algorithme disponible dans le domaine public et appliqué par le collectif, par la recherche et le développement, au domaine de l’art. À partir d’une base de données de quinze mille portraits, allant du XVe jusqu’au XIXe siècle l’algorithme apprend lui-même à générer un portrait, à la manière des portraits qu’il a étudiés, et à la fin du processus d’apprentissage, ce réseau neuronal artificiel, est capable de proposer un portrait unique qui ne ressemble à aucun des portraits de sa base de données, ou qui ressemble, peut-être, un peu à tous ces portraits, si on décide de se rapporter aux choses de ce point de vue. 

Figure 5. Collectif Obvious, Edmond de Bellamy, 2018. Source : Obvious

L’artiste, Sougwen Chung crée ses œuvres d’art avec l’aides des petits robots, régis par des algorithmes, conçus ou appliqués spécialement pour le champ de l’art (cf. fig. 6). Les gestes intuitifs de l’artiste sont suivis par les gestes des robots, qui complètent l’œuvre d’art et lui donnent une dimension transcendantale. L’homme et la machine collaborent pour créer de l’art, une capacité que l’humain a considérée inhérente à sa propre nature jusqu’à très récemment.

Figure 6. Sougwen Chung, Only Human, 2018

En ce qui concerne la littérature, et en partie le cinéma, en 2016, une Intelligence Artificielle, ou plus clairement un RNN (Recurrent Neural Networks), réseau artificiel de neurones permettant de générer du texte automatiquement à partir d’une ou plusieurs séquences données en input, conçoit entièrement un scénario cinématographique de court métrage, intitulé Sunspring. L’IA est entraînée par le réalisateur Oscar Sharp, avec l’aide de Ross Goodwin, artiste data, qui donnent à l’IA, comme base de données, des centaines de scénarios de science-fiction. Le résultat textuel final est cohérent dans son ensemble, cependant il reste assez abstrait et à des moments il manque même de logique, et si le spectateur n’était pas au courant du fait qu’il s’agissait de la création d’une IA, il penserait peut-être que le texte a été traduit d’une autre langue, et que la traduction est mauvaise. 

2. Art et littérature produits par l’humain mais protégés par la Blockchain

Un deuxième aspect de la digitalisation de l’art et de la littérature est leur stockage dans la Blockchain en tant que NFTs. Le NFT (non fungible token), fait référence au titre de propriété de ces œuvres, textuelles ou artistiques, un titre qui lui est protégé dans le réseau décentralisé de la Blockchain. Cette méthode permet aux artistes et écrivains digitaux d’être rémunérés, et à la fois, elle permet, dans le domaine de l’art, de garder une trace indélébile et irréfutable de la provenance et de l’authenticité d’une œuvre d’art. Si le domaine de l’art a été longuement entaché par les faux et les faussaires de génie, la Blockchain promet une solution beaucoup plus fiable que la réalité tangible de la société humaine : un espace incorruptible de la protection des données. Et si quelqu’un réussissait à reproduire l’œuvre digitale, l’auteur ne pourrait pas la vendre sans son titre de propriété sauvegardée dans la Blockchain, alors l’œuvre serait partagée seulement, comme les images des tableaux muséaux sont partagées sur Internet, sans qu’elles soient libres de droits. Ainsi tweets, images et vidéos se sont retrouvés sur le marché de la cryptosphère et ont trouvé acheteurs. 

3. La machine devient partie de l’œuvre ou du texte littéraire 

Dans le recueil Code poetry, de Daniel Holden et Chris Kerr, les deux poètes explorent les différents langages informatiques, comme Python, Haskell, Ruby etc., et permettent de voir le code source des différents langages de programmation. 

$ python irc.py

<@tarmon_herra>
<@tarmon_herra>
shrinks. :c
I
<@kingkunta> -__-
<@kingkunta> How is life?
?
Good
I should’ve just kept them to myself and not some structure
You could be my man-servant
I don’t think Wolf Blass do a zinfandel, therefore I don’t drink beer either
<@deathrow> Aye
lol
some dude was pretending to be you?
sounds like he mad
<@tarmon_herra> Haven’t et anything you’ve made which has been hard <@stiffstyles> i.e you lose money
<@stiffstyles> only way to say MMORPG..
<@Sadis> anyway, dont kill yourself, cause this conversation would make me look
real bad
shit
oh hey crab77apple
crab77apple
crab77apple
oh
path isn’t right
I don’t think Moose has made any spam posts
<@tarmon_herra> Try to wave a sock in front of the comp case
<@tarmon_herra> And at least it’ll be a hot sunny 15C day when I’m riding over <@deathrow> Don’t think there’s a niche to be exploited
<@stiffstyles> inflation will increase

Dans ce poème, les auteurs créent dans un fichier nommé irc.py, une conversation amusante où des références liées à l’informatique font évoluer le dialogue. La réalité devient concrètement binaire dans ce poème où la data est affichée à l’écran, pour faire comprendre au lecteur l’esthétique et la poétique de la machine. Dans les années 1995, quand le logiciel de discussion instantanée mIRC, utilisant le protocole IRC pour Windows, avait été lancé sur le marché, les utilisateurs ne voyaient pas dans cette communication une esthétique littéraire, mais simplement un moyen rapide de communiquer et d’échanger des informations. En tant qu’utilisatrice du mIRC, je me rappelle que beaucoup de ces conversations étaient amusantes et que parfois il s’agissait de communiquer avec des inconnus pour le simple divertissement. Si on avait à chercher aujourd’hui dans les archives de ces logiciels on découvrirait peut-être une somme importante de fichiers qui pourraient être interprétés comme étant de la poésie, cela si on se fiait à la définition que cet ouvrage donne à la poésie. Le fait que le lecteur perçoit de la littérarité dans ce Code poetry, est en grande partie dû au mythe qui se construit autour de la machine et qui fait penser que tout ce qui résulte de la machine possède quelque chose d’inédit et de nouveau. Peut-être que ce poème pourrait renvoyer à la démarche post-duchampienne des artistes qui considèrent que tout peut être de l’art, et dans cette perspective estimer que tout texte est une forme de littérature, mais dans ce cas-là l’intervention de la machine n’a aucune importance. Le fait que le poème soit une reprise d’une conversation IRC n’apporte aucun attribut littéraire à la conversation. Il ne s’agit que d’un moyen d’écriture, tout comme les différentes messageries grâce auxquelles il est possible de communiquer aujourd’hui, comme par exemple Facebook messenger, Whatsapp etc.

Conclusion 

Depuis l’aube de la civilisation, l’humain a toujours éprouvé le besoin de se créer des dieux pour expliquer son existence ou pour dépasser le concept de la mort, et tout ce qu’il n’a pas pu expliquer au fil de son histoire, par la science et la logique, il l’a attribué à un ailleurs, à un divin situé au-delà de la compréhension humaine limitée. (7) Ainsi, la machine, par sa mécanique inintelligible s’est retrouvée investie d’un pouvoir magique et démiurgique, une réputation amplifiée dans ce début du XXIe siècle, avec la montée en puissance des Intelligences Artificielles. La machine serait, dans ce nouveau contexte régi par la technologie, capable de résoudre des problèmes là où l’humain a échoué, elle serait capable de faire avancer l’histoire de l’art et de la littérature là où l’artiste/écrivain humain se trouve enlisé par le syndrome du « tout a été fait, tout a été écrit », comme Luis Borges en fait la métaphore dans sa Bibliothèque de Babel. La machine est plus fiable, plus sûre, incorruptible face à un humain rongé par la corruption. La machine est pour l’avenir idéal et espoir, faisant l’humain paraître infime et dépassé. 

Crainte, impuissance, dépassement, obsolescence de l’humain dans sa quête créatrice ? L’humain serait-il en définitif l’artisan de sa propre perte comme un bon nombre de scénarios cinématographiques l’indiquent ? 

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  1. CLARKE, Charles Arthur, Profiles of the Future, 1973.
  2. PERRET, Jacques, (1906-1992), Lettre du 16 avril 1955 de J. Perret, professeur à l’université de Paris, à C. de Waldner, président d’IBM France. Archives IBM France.
  3. ZOLA, Émile, La bête humaine, version 2.0, Bibliothèque électronique de Québec, p.7.
  4. TZARA, Tristan, Pour faire un poème dadaïste, 1916.
  5. ARAGON, Louis, Le paysan de Paris, Gallimard, Espagne, 2020, p.146.
  6. DALI, Salvador, La Conquête de l’irrationnel, p. 16, Éditions surréalistes, Paris 1935.
  7. CHUQUET, Camille, “Des Chercheurs Ont Réussi l’Impensable : Ils Ont Sauvegardé La Conscience d’Une Femme Avant Sa Mort,” Daily Geek Show, publié en avril 2017, disponible sur : dailygeekshow.com/transfert-conscience-ordinateur, consulté le 2 juillet 2021.

Bibliographie

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ARAGON, Louis, « Les mots m’ont pris par la main », 1956.

ARAGON, Louis, Le paysan de Paris, Gallimard, Espagne, 2020.

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BRETON, André, Manifeste du surréalisme, 1924.

CAVAILLÉ-FOL, Game of Thrones : L’intelligence Artificielle Révèle La Fin, in Science-et-vie, numéro publié en mars 2021.

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DORLEAC, Laurence, NEUTRE, Jérôme, Artiste et Robots, RMN Grand Palais, Paris, 2018.

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NANNIPIERI, Olivier, L’homme, la machine et le sacré : quand la réalité virtuelle réenchante le monde, ESSACHESS, in Journal for Communication Studies, vol. 4, no. 2(8) / 2011.

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Photo en-tête – Crédit photo : Palantir Dewuka
Photo du numéro en page d’accueil – Crédit photo : Beesens Team

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