(43) Entretien avec Flavien PAGET –

Revue de Paris : Que veut dire artiste communal ? Peux-tu détailler comment tu en es arrivé là ?

Flavien Paget : Artiste communal est un terme que j’ai inventé pour pouvoir définir ma pratique atypique. Cela fait déjà quelques années que je me suis écarté du champs traditionnel de l’art, qui pourrait s’apparenter au modèle : DNSEP (1) aux beaux-arts à 25 ans, être dans une galerie à 30 ans, nomination au Prix Ricard (2) à 40 ans, expo personnelle à Pompidou (3) à 50. Se définir en tant qu’artiste est une chose, mais ensuite on vous pose tout le temps la question de ce que vous faites. Peinture, sculpture, dessin… Je n’ai jamais définit ma pratique avec un médium. Déjà lors de mon DNSEP, j’étais un artiste multi-média. J’ai toujours pensé que le process dans la création de l’oeuvre était plus important que le résultat final et en cela, je travaillais de façon bien différente selon ce que je voulais exprimer. Finalement, aujourd’hui je procède pareillement mais n’étant plus forcé de devoir montrer des choses, produire des objets, comme à l’école. Ma démarche s’est construite avec mes expériences, mes voyages… Il me paraissait important de pouvoir définir mon travail et ma position avec un terme nouveau. J’ai alors décidé d’écrire un manifeste (4), expliquant mes intentions et ma pratique artistique. Ce manifeste est fondateur de mon travail et résulte de toutes ces années de recherche et de tâtonnements entre monde de l’art traditionnel et expériences personnelles. Il est l’explication de mon parcours, de ma volonté d’être artiste dans cette société, tout en m’écartant du carcan de l’art contemporain conventionnel. Enfin, pour expliquer le terme même d’artiste communal, c’est une référence au luxe communal que souhaitait Gustave Courbet au XIXe siècle. Un retour aux sources, à la vie rurale, aux petites structures indépendantes loin des métropoles. Je vous invite à lire le manifeste sur mon site internet pour comprendre encore plus ma pensée !

Flavien Paget, artiste communal

RdP : Quelque part il y eu insatisfaction de ta part de l’art tel qu’il existe aujourd’hui, cela me semble évident. Qu’est-ce que tu reproches le plus à l’art ?

FP : Ce que je reproche à l’art, c’est d’être devenu un système calqué sur la société. Une strate de plus, pas tellement différente du monde des entreprises par exemple dans son mode de fonctionnement. Pour revenir à ce que je disais plus tôt, à propos du modèle traditionnel que devrait suivre un artiste (25 ans DNSEP, 30 ans galerie…) : ce n’est pas tant ce schéma que j’ai cherché à fuir mais plutôt la machine globale dans laquelle il faut entrer pour pouvoir le suivre. L’art est devenu ni plus ni moins qu’une pâle copie du système capitaliste qui l’entourait. Et c’est bien là le problème. Car l’art devrait justement pouvoir contredire, apporter de nouvelles voies de réflexions, inventer des nouveaux systèmes économiques, penser des façons de structurer la société différemment… Ce n’est pas ça. Je dis pas que ça l’a été non plus. Un artiste aujourd’hui, s’il veut vivre en tant que tel, doit, à quelques rares exceptions près, suivre une école d’art, être formé pour entrer dans une galerie, produire pour vendre, et vendre pour vivre. J’essaie dans mon travail de trouver des alternatives à cela.

RdP : Ou bien tu es artiste parce que tu as fait une école d’art ?

FP : Oui et non. Selon moi, pour être artiste, il y a trois critères. Le premier est de se définir soi-même en tant qu’artiste. En cela, ma formation en école d’art m’a permis de savoir ce qu’était un artiste. Je m’identifie donc comme artiste de par ma façon de penser, travailler et vivre dans la société. Mais l’école d’art ne m’a pas permis d’être artiste directement. Et ce n’est pas parce que j’ai des diplômes d’école d’art que je suis artiste. Les artistes non diplômés existent – et bien heureusement – et réciproquement, tous les diplômés des beaux-arts ne sont pas artistes. Le second critère est d’être reconnu en tant qu’artiste. Il ne s’agit pas ici d’être reconnu seulement par ses pairs, mais de façon plus générale, par un public. Qu’il soit spectateur aguerri, professionnel de l’art et de la culture ou pas, dans tous les cas récepteur du travail de l’artiste. Et enfin, le troisième et dernier critère est celui de pouvoir inscrire sa pratique dans l’histoire de l’art. Tout travail artistique naît d’une recherche et d’une démarche nourrie par ce qui existe. Que la pratique artistique soit formelle ou non, elle doit pouvoir s’inscrire dans l’histoire de l’art de part des références historiques. Je veux dire par là que toute pratique artistique, aussi novatrice soit-elle, ne sort pas de nulle part et trouve écho dans l’histoire de l’art. Ces trois critères sont évidemment liés. On peut se définir artiste car on est capable d’inscrire sa pratique dans l’histoire de l’art et de la même façon, un spectateur sera capable de vous définir en tant qu’artiste car il sera lui aussi capable d’inscrire votre pratique dans l’histoire de l’art…

RdP : Ou se situe précisément l’art dans ta pratique ?

FP : La question inévitable lorsque l’on parle de mon travail ! La réponse est partout. Cela peut paraître un peu facile de dire ça et ça fait un peu Ben d’annoncer que l’art est partout mais je le pense. Dans mon cas, c’est finalement assez simple : quelque soit l’activité, la forme, l’évènement que je réalise, je le pense par l’art. C’est à dire que je réfléchis à des concepts, qui sont forgés par mes connaissances et références artistiques. Même si au premier abord par exemple, faire une pizza n’a rien d’artistique. C’est ma façon de travailler. Lorsque je crée une dégustation de fromages, je la pense comme une exposition. Le choix des saveurs, formes, couleurs est réfléchi comme lors d’une exposition traditionnelle de peinture. Ou alors, lorsque je crée un nouveau menu et bien c’est pareil. Mais l’important n’est plus tant le résultat final que l’expérience. La mienne et celle du récepteur. Et l’art se situe justement dans ce processus-là. Ce qu’il se passe quand je prépare tout cela, et ce qu’il se passe quand le récepteur reçoit. Et c’est en cela que ma pratique n’est pas liée à un seul médium. Et que je n’utilise presque plus les média traditionnels pour développer ma démarche. L’art se situe au-delà du dessin exposé en centre d’art. En amont et en aval, dans la démarche et dans l’expérience vécue à la fois par l’artiste et pas le récepteur.

RdP : Selon toi l’artiste devrait vivre de passion et d’eau fraîche et ne pas être rémunéré pour son activité comme pense tout le monde ? Ou bien il devrait être rémunéré ? Quel que soit sa pratique et le registre esthétique dans lequel il se situe.

FP : Je ne sais pas vraiment si tout le monde pense cela ! (Sourire) En tous cas, je pense que le rôle des artistes dans la société d’aujourd’hui doit être repensé. Ou pensé tout simplement !! Car l’artiste ne possède aucun statut. En tous cas pour le moment, et dans la plupart des pays. Cela change petit à petit, et des organisations d’artistes visent à faire évoluer tout cela. Pour moi, un artiste devrait être rémunéré car il travaille. Aujourd’hui, un artiste est rémunéré que lorsqu’il vend ses productions. Ou alors il enseigne – ce qui est un autre métier – réalise des missions pédagogiques ou sociales, ou encore est invité dans des résidences mais cela n’a rien de stable et ne correspond pas forcément à tous les registres esthétiques comme tu dis. Cela revient à ce que je disais avant, à propos de ma déception quant à l’art dans cette société. En tant qu’artistes, il nous revient d’inventer un système différent, dans lequel nous pouvons avoir un salaire et une vie relativement stable. Ma pratique personnelle m’a amené a créer des métiers sans cesse différents, que je lie à ma démarche artistique mais qui pour des raisons purement administratives, sont définis comme activités professionnelles à part entière (fromager, cuisinier…). Je suis souvent déclaré comme travailleur indépendant, autonome, mais sans jamais pouvoir définir mon activité comme « artiste ». Car cela ne rentre dans aucune case de la société. Pour pouvoir cotiser, avoir la sécurité sociale et tout ça, il faut avoir un métier. Et artiste n’est pas reconnu comme un métier. Mais je ne pense pas que la solution soit de créer des artistes d’état, fonctionnaires. C’est justement là que l’art doit inventer de nouvelles choses !

RdP : Quelle est la relation art-économie selon toi ?

FP : L’art fait partie de la société. La société est menée par l’argent et un capitalisme toujours plus violent qui nous mène dans le mur. Nous le savons et chaque jour de nouveaux signes alarmants apparaissent. Le problème c’est que l’art s’est fondu dans ce tourbillon et n’apporte plus de solutions concrètes pour en sortir. L’un des problèmes économiques majeurs dans l’art (et ici encore ce n’est qu’un reflet de la société) est qu’une poignée d’artistes sont ultra riches, quand d’autres millions d’artistes galèrent pour survivre en travaillant. La relation art-économie est donc devenue la même que la relation sport-économie ou business-économie. L’art est mené par l’argent et on en a oublié que l’argent était avant tout un outil. Un outil d’échange. Il faudrait pouvoir revenir à ce concept et que les artistes soient tous rémunérés de façon équitable. Mais je ne rêve pas, c’est un modèle idéal, utopique même. Ce que je pense, c’est d’abord de mettre en place des micros systèmes qui permettront de faire ça. En repartant d’en bas.

Cheese & Whisky

RdP : Tu as réalisé un projet de modèle économique pour l’art, alternatif au marché de l’art. Peux-tu détailler ?

FP : C’est pas tout à fait ça… J’ai réalisé juste après mon DNSEP un projet pour dénoncer la dérive capitaliste du monde de l’art. Il s’agissait à l’époque d’un site internet de paris en ligne sur les prix d’art contemporain. Ca s’appelait KAPITAL (6). Je l’ai présenté lors d’un prix à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Lyon. On pouvait alors parier sur les artistes en lice pour le prix et même le jury a joué. Cela a fait beaucoup parler et c’était bien le but. L’idée était bien sûr de montrer à quel point l’art était devenu un lieu de spéculation. Mais au-delà du jeu et des paris, j’avais mis en place un système d’échange sur le site. A aucun moment le site ne proposait de gagner de l’argent réel. J’avais alors créé un système de crédits (argent fictif). Les artistes pouvaient échanger leurs œuvres contre des crédits. Le site proposait une galerie d’œuvres que tout les utilisateurs pouvaient échanger contre les crédits gagnés aux paris. Ça c’était la version 1.0 du projet. Ça a marché pendant 5 saisons, c’était bien mais trop lourd à gérer et j’ai dû le laisser de coté. J’espère un jour pouvoir développer la version 2.0…

RdP : Tu disais lors d’un cours à l’ENDA (Ecole nationale d’art) (7) que tu procèdes dans ta pratique de fromager tout comme un artiste et que de ce fait tu es un artiste. Si tu agis en tant qu’artiste comme un agriculteur tu es soumis aux saisons. Tu es un artiste saisonnier ? Quelle est la temporalité de ta pratique ?

FP : Ah non pas du tout ! Je suis saisonnier dans le sens où je travaille en fonction des saisons, mais à chaque saison son activité ! Là encore je vais paraître un peu Ben mais l’art est partout, tout le temps. L’art est pour moi une façon de vivre, de penser. Je ne m’arrête pas de vivre et de penser parce qu’il fait trop chaud en été.
Ma pratique est extrêmement liée aux questions actuelles. Car depuis toujours elle s’inscrit dans le réel. C’est important car il me semble inévitable à notre époque de prendre position et d’être acteur dans la lutte contre le réchauffement climatique et la sauvegarde de notre planète. Si l’art ne sert pas au moins à ça alors il faut tout laisser tomber. On parle de la survie même de notre espèce. Donc quand le « monde de l’art conventionnel » n’a même pas conscience de ça et continue à proposer des foires toujours plus grosses et des musées dans des pays déserts producteurs de pétrole c’est affligeant. Et c’est plutôt dans ce cas qu’il faudrait demander où est l’art ?!

RdP : Est-ce que tu penses comme la société dans son ensemble que l’art a un rôle décoratif ou celui d’amuser le peuple ? Sinon quel devrait être selon toi le véritable rôle de l’art aujourd’hui ?

FP : Tu me poses cette question en sachant bien évidemment la réponse. J’ai répondu avant d’ailleurs. Picasso disait quelque chose comme « l’art n’est pas fait pour décorer un salon mais doit être une arme offensive contre l’ennemi. » En tant que guerre, c’est assez clair. Aujourd’hui, l’ennemi c’est le changement climatique.

RdP : Peux-tu donner ta définition de l’art ?

FP : Franchement, c’est compliqué. (Rire) L’art c’est tout ce qui n’est pas autre chose. C’est un outil de pensée qui permet de faire croire qu’une utopie est possible.

RdP : Quel est ton prochain projet ?

FP : Oh j’en ai plein ! Mais pour continuer sur ce que je disais avant, je travaille sur le développement de KAPITAL
2.0. Le site de paris deviendrait une plate-forme de soutien économique aux artistes. En gardant l’idée des prix, j’aimerais créer un prix d’art contemporain équitable, attribué de façon aléatoire. Imaginons que tout artiste puisse s’inscrire sur ce site et que toute personne ou entreprise/organisation puisse soutenir l’art en faisant des dons. Ainsi, chaque année, à une date précise, une intelligence artificielle choisirait de façon totalement aléatoire un artiste dans la liste pour lui remettre le prix. Ce prix serait d’une somme différente chaque année (en fonction des dons) mais étant plafonnée : par exemple correspondant maximum à l’équivalent d’une année de salaire au SMIC. Si la plateforme fonctionne bien, il serait alors possible avec tous les fonds récoltés d’établir en plus du prix une rémunération équitable à tous les artistes inscrits. C’est une proposition de modèle économique autonome, avec un mécénat équitable et qui permet à tout le monde (entreprises ou particuliers) de soutenir l’art. C’est en réflexion…

NOTES
(1) Diplôme national supérieur d’expression plastique
(2) Chaque année, depuis 1999, le Prix Fondation Pernod Ricard récompense un ou une artiste de la jeune scène artistique française. L’exposition du Prix est confiée à un curateur ou un artiste qui porte un regard prospectif sur l’actualité de l’art en France. Le prix récompense un ou ou une artiste menant une pratique artistique institutionnelle c’est-à-dire normée.
(3) Il s’agit bien du Centre Georges Pompidou. Site internet : https://www.centrepompidou.fr/
(4) Lien vers le site où le manifeste est publié : https://flavienpaget.art/
(5) Le nom de l’artiste est Benjamin Vautier. L’artiste se plaît à dire « Tout est art – tout est marchandise ». L’artiste réduit la création à une pure décision mentale, suivant en cela l’artiste Marcel Duchamp. S’il décide qu’une femme est une statue, elle devient cette statue, et s’il décide qu’un amas de débris est une sculpture, il l’est. Dès 1962 il participe du mouvement Fluxus avec George Brecht, Nam June Paik, George Maciunas ou encore John Cage.
(6) Lien vers site de l’exposition « Créer c’est résister », en résonance à la Biennale de Lyon où KAPITAL a été présenté :
https://www.bm-lyon.fr/expositions-en-ligne/creer-c-est-resister/l-exposition-creer-c-est-resister/article/oeuvres-exposees#failles
(7) Il s’agit de l’Ecole nationale d’art (ENDA), première école d’art consacrée intégralement à la recherche artistique. Site internet : www.enda.fr

One Reply to “L’artiste communal”

  1. Je me trouve évidemment beaucoup de points communs avec ce qui est écrit dans cet article. En particulier avec le travail sur « le développement de Kapital ». À ce sujet, Pier Vittorio Aureli a eu des propos passionnants sur l’ascétisme dans son rapport à l’économie. Pour ce penseur il faut privilégier « less is enough » à « less is more ».

    Voilà ce que j’ai retenu principalement de lui : Dans un premier temps, il faut démasquer l’hypocrisie du capitalisme latent qui esthétise l’ascétisme. Car dans l’histoire du capitalisme, « less is more » définit les avantages de la réduction des coûts de production et des salaires : « moins d’investissement en capital équivaut à plus d’accumulation de capital ».

    En opposition à cela, l’ascèse est aussi la possibilité de regagner une vraie vie – et avec elle, l’espoir qu’il est possible de vivre mieux avec moins. Toutefois ce « moins » ne doit pas être transformé en idéologie :
    « moins » n’est pas « plus », « moins » est simplement « moins ».

    L’ascétisme peut idéalement porter sur la possibilité d’une existence qui se consacre pleinement à l’éthique du travail, de sa production et de sa rémunération. Pratiquer « less is enough » au lieu de « less is more » aide ainsi à redéfinir ce dont nous avons réellement besoin pour mener une vie détachée de l’impératif social de la propriété privée, de l’anxiété de la production et de la possession.

    « Moins » signifie alors le recalibrage d’une forme de réciprocité qui n’est plus motivée par la possession mais par le partage : moins nous avons en termes de possessions, plus nous serons capables de partager.

    C’est parce que la pratique de l’ascétisme, en tant que mode de vie, vise la transformation de soi qu’elle peut être une forme de résistance au pouvoir capitaliste lié à la rentabilité à tout prix. Plutôt que de posséder une robe, une maison ou un livre, il suffit de les utiliser. L’usage n’est alors pas compris comme une valeur mais comme l’acte de partager les choses, comme la forme suprême de la vie en commun.

    Baudelaire avait bien raison quand il adoptait délibérément un mode de vie précaire dans des appartements très modestes. Il réduisait ses effets personnels au minimum afin d’utiliser la vie elle-même comme une vaste habitation, un lieu suffisamment grand pour pouvoir être à la dérive.

    De ce point de vue-là, être un « ascète » signifie exercer une maitrise de soi constante, être conscient de son corps et de son esprit et les entrainer constamment vers le but de vivre selon ses propres principes.

    Bref, dans l’art contemporain, les artistes les plus intéressants sont indéniablement ceux qui ont compris comment leur vie, même dans ses détails quotidiens, fait partie intégrante des principes artistiques de leur œuvre.

    Gislain Mollet-Viéville

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