(62) Par André GUIBOUX –

Notre culture occidentale repose sur une architecture invisible : elle est perspective.

La perspective n’est pas seulement une technique de représentation ; c’est une ontologie du visible, une manière d’organiser le monde autour d’un point de vue, d’un horizon, d’une projection. Elle oriente le temps vers le progrès, l’espace vers la domination, le regard vers la capture. C’est le régime symbolique du centre, du devant, de la finalité.

La transpective ne s’y oppose pas frontalement : elle désamorce le centre sans lui substituer un autre absolu. Elle ouvre un espace traversant, un entre, une respiration dans la structure même du regard. Ce n’est pas une négation, mais une modulation : un déplacement du visible vers le relationnel, du point vers l’écart, de l’objet vers le seuil.

Je parle ici depuis l’art invisuel, pour en ouvrir un prolongement, un axe, celui qui interroge les conditions mêmes de l’apparition, plutôt que la production d’objets.

Journée Internationale des Portes (première édition, Paris, 2024)

Cet horizon rend possible la réouverture d’une question longtemps refoulée par l’Occident : celle du sacré. Non le religieux, mais un régime du voir, une économie du sensible où quelque chose relie en maintenant l’écart. Comme l’a montré Régis Debray, le sacré n’est pas un contenu mais une disponibilité : un milieu où circule le sens.

C’est dans cet espace que réapparaît la question de la perspective. La perspective classique, héritée de la Renaissance, installe un sujet-centre qui ordonne le monde depuis un point unique.

La perspective inversée, décrite par Pavel Florenski, renverse cette structure : elle articule l’espace sensible et l’espace spirituel, comme chez El Greco, où l’image semble venir vers nous autant que nous allons vers elle.
Pour rendre opératoire ce déplacement, j’emploie le terme bispectif, non pour substituer Florenski, mais pour nommer une modalité du lien (et non une théorie optique), un terme qui peut se déployer aussi en adverbe (bispectivement).

C’est dans ce prolongement que j’ai formulé ce que j’appelle la transpective. Ni une esthétique, ni un mouvement, ni un cadre disciplinaire : un régime de regard. La transpective suspend l’évidence du centre. Elle ouvre un espace traversant où le sensible s’organise autour d’un vide opérant : un entre qui relie sans unir, qui maintient l’écart nécessaire à toute relation.

Le vide opérant n’est ni substance ni absolu :
Il n’absorbe rien, n’enveloppe rien, ne fusionne rien.
Il articule.
Il laisse circuler.

Penser avec la transpective, ce n’est pas contempler un concept : c’est laisser le vide jouer sa fonction, comme une respiration dans l’économie du visible.

C’est peut-être aussi ceci : cesser de chercher un horizon pour l’art. Non pour lui ôter toute direction, mais pour lui rendre sa disponibilité, une manière d’exister sans point de fuite, sans finalité, sans devoir produire un
« monde clos », autonome.

Prescription pour une Pompe à Siel (2025)

Dans ce cadre, l’art cesse d’être une œuvre à contempler pour devenir un seuil, un intervalle, un opérateur de passage.

Ce déplacement n’est pas abstrait : il engage des gestes, des attentions, des manières d’habiter le visible où le vide n’est plus ce qu’il faut combler, mais ce qui rend possible. On peut y voir une écologie symbolique : une respiration au cœur d’un monde saturé de flux, d’images et de production.

La transpective n’ajoute rien. Elle désencombre, c’est un désœuvrement spatial. Elle n’impose pas une vision : elle ouvre un milieu. Elle ne cherche pas de nouvel horizon : elle rétablit l’écart dans lequel quelque chose peut encore circuler, relier, apparaître autrement.

La libération infinie de l’art est devenue une boucle : à force de s’ouvrir, l’art s’est replié sur lui-même.

Et si l’art pouvait exister sans horizon ?

Et si désœuvrer l’art, c’était déjà commencer à penser l’avenir d’un art post-artistique ?

Celui d’une liturgie laïque et d’une écologie symbolique.

Non l’objet du sacré, mais son économie.

La transpective, au fond, si vous voulez bien y croire, c’est un regard.

Ça ne coûte rien.

Ça ne produit pas.

C’est une disponibilité.

Je n’ai rien inventé, j’ai juste posé un nom, pour ce qui, peut-être, creuse l’Occident.

Ces fragments esquissent une approche plus vaste, où la transpective devient outil de lecture, non seulement de l’art, mais des gestes quotidiens.

Je développe cela ailleurs, sous des formes liées à l’espace (kénotecture) et à la pédagogie (kénogogie).

Tableau des régimes de la Transpective 
Tableau des gestes transpectifs

One Reply to “L’art sans horizon : éléments pour une transpective”

  1. Merci André de tes propos très inspirants. Depuis une quarantaine d’années, je note dans des carnets, quelques lignes que je retiens de mes lectures (je ne me souviens pas des noms des auteurs qui en sont à l’origine). Je t’en propose quelques unes mélangées aux réflexions que j’ai eues en lisant ce que tu écris à propos du vide, du rien : « le sensible s’organise autour d’un vide opérant : un entre qui relie sans unir, qui maintient l’écart nécessaire à toute relation. Le vide opérant n’est ni substance ni absolu : Il n’absorbe rien, n’enveloppe rien, ne fusionne rien ».

    À propos de ce « rien » je dirais qu’il agit comme le « zéro » : il peut tout supprimer. En plus, le « rien » est idéal car il ne s’oppose à rien. Et dans le domaine de la vie, bien souvent un vrai épanouissement est enfin atteint non pas lorsqu’il n’y a rien à ajouter mais lorsqu’il n’y a plus rien à enlever.
    Cependant le rien vise à avoir une conduite qui nous dirige subtilement vers une discipline nous donnant la possibilité de nous consacrer à un art de vivre débarrassé de tout superflu – et avec la volonté de vivre mieux avec beaucoup moins.
    Nous l’avons tous constaté, l’accumulation est une source de désordre. Nous sommes envahis par des faux produits faussement indispensables, nous croulons sous les faux services qui sont une source de confusion mentale, nous sommes soumis à de fausses urgences et à leurs fausses solutions.
    Sous l’avalanche de ces fausses valeurs, la solution se trouve du coté d’une philosophie du quotidien qui nous entraine vers moins d’envahissement et plus de sens en s’opposant à tous ces surplus obéissant aux règles de la production de la culture de masse qui a pour finalité de nous illusionner pour mieux nous manipuler. S’en tenir au juste nécessaire, est au contraire reposant et rassurant.
    Déjà à son époque, Baudelaire avait décidé d’adopter délibérément une économie précaire. Il habitait dans des appartements très modestes. Il réduisait ses effets personnels au minimum afin d’utiliser la vie elle-même comme un vaste lieu à occuper, un lieu suffisamment grand pour permettre toutes les dérives.
    Opérer par le « rien » et par le « moins » peut donc constituer une modalité d’existence visant à exercer une constante maitrise de soi et à vivre selon des principes qui ne s’en tiennent qu’à l’essentiel. Cela aide à redéfinir ce dont nous avons réellement besoin pour mener une vie détachée de la surproduction des biens et de l’impératif social de la propriété privée.
    Enfin, la pratique du « rien » et du « moins » appliquée à notre mode de vie considéré à titre d’art, vise la transformation de soi. Elle est une forme de résistance à tout de qui est lié au profit et à la rentabilité à tout prix. Plutôt que de posséder quelque chose, il suffit de se contenter de l’utiliser. L’usage n’est alors pas compris comme une valeur en soi mais comme la forme suprême de la vie en commun.
    Bien à toi.

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