(59) Par Ricardo MBARKHO –
L’art invisuel, tel qu’il s’énonce, se présente comme une question dérangeante, une remise en cause fondamentale des liens entre l’art et ses structures socio-économiques. Peut-on réellement dire que l’art invisuel existe dans le cadre d’une économie artistique ? Et si, comme le soutient Howard Becker, l’art ne s’inscrit pas dans un système socio-économique, n’est-il pas condamné à n’être, au fond, qu’une fiction, une illusion ? Cette interrogation, qui semble provocatrice, soulève une problématique essentielle : celle de la véritable nature de l’art dans un monde où la survie de l’artiste et de ses œuvres dépend de structures externes.
Là où les arts visuels semblent encore se replier dans un modèle binaire, un face-à-face direct entre l’artiste et son public, l’art invisuel se distingue par sa capacité à s’immerger dans des structures sociales et économiques qui ne relèvent pas de son champ spécifique. Prenons un instant les pratiques artistiques classiques, ces œuvres qui, souvent distantes des réalités socio-économiques, se contentent de critiquer ou détourner des dynamiques capitalistes : la bourse, les entreprises, les grandes institutions. Ces œuvres interrogent, mais elles ne se fondent pas dans les structures qu’elles critiquent. L’art invisuel va beaucoup plus loin. Il se nourrit de ces structures mêmes, de ces mécanismes externes, les utilise comme un terrain fertile pour se développer, se multiplier et se maintenir en vie.
Un art qui, loin d’être coupé du monde, vit à l’ombre d’autres modèles, dans le monde normal. Contrairement au marché capitaliste qui régi l’art contemporain, où la survie de l’artiste dépend d’une économie de marché rigide, l’art invisuel n’est pas conditionné par les lois du marché, de l’entreprise ou de la consommation. Il ne joue pas selon les règles classiques de l’économie de l’art. Loin de cela, il s’infiltre dans d’autres domaines, en dehors du cadre strictement artistique, pour exister.
L’art invisuel n’appartient à aucune économie de l’art traditionnelle, et c’est précisément cela qui le rend aussi puissant, mais aussi insaisissable. Il ne mène pas une critique du marché et ne se pose pas non plus comme une alternative qui cherche à remplacer ou à rejeter. C’est un art qui trouve sa place sans imposer de règles préétablies, sans se définir selon des cadres de reconnaissance ou de diffusion hérités. Il fonctionne en dehors des codes qui régissent le monde de l’art, et c’est cette fluidité qui lui permet d’échapper à toute définition stable.
Le modèle de l’art invisuel se nourrit ainsi d’une socio-économie distribuée, d’un système qui, loin de se fonder sur des structures artistiques traditionnelles, va s’implanter dans des champs extérieurs, comme la gestion, le politique, l’agriculture, les service, la logistique, le virtuel, le numérique, etc. Il se joue de ces espaces et en tire sa vitalité, sa force. Là où le marché de l’art contemporain semble dicté par les flux financiers et l’esthétique du spectacle, et où l’art non commercial revendique une certaine résistance par la gratuité et les subventions, l’art invisuel échappe à toute forme de récupération ou d’intégration, en forgeant sa propre dynamique.
Si l’on s’interroge sur la place de l’œuvre d’art dans l’art invisuel, on se rend vite compte que la question de l’œuvre d’art devient obsolète. Où est l’œuvre ? La question n’a plus de sens dans ce contexte. L’œuvre peut être là où elle se trouve, dans un lieu quelconque, dans un temps incertain, sans mise en scène ni déplacement. L’art invisuel, par essence, se déploie dans un espace où il n’est ni montré, ni vu, mais présent. L’œuvre peut exister sans l’artiste, sans le public, sans l’institution, et même sans l’objet d’art en tant que tel. Ce qui compte, ce n’est pas la présence physique ou matérielle de l’œuvre, mais la réalité de l’acte créatif qui se trouve là, dans ce vide qui se forme au croisement de l’artiste et de son contexte. Il est dans le creux, dans l’interstice, dans l’absence apparente.
C’est là, dans cette vacuité, que se trouve la vraie question : où est l’art ? L’art invisuel rend obsolète les dichotomies classiques entre œuvre d’art et artiste, public et critique, galerie et marché. Il joue de cette confusion entre l’affirmation et la négation, entre l’invisible et le visible. Il est un art sans art, une pratique sans objet, un champ économique sans économie propre. Ce n’est pas une tentative de résistance, mais bien une forme d’indépendance radicale par rapport aux codes dominants.
Ce qui rend l’art invisuel si fascinant, et paradoxalement si insaisissable, c’est précisément ce qu’on pourrait appeler sa fluidité économique. Il n’a pas besoin du marché. Il ne cherche pas à être validé par les institutions. Il n’existe pas dans les termes traditionnels de la légitimité ou de la reconnaissance. Il est un système en perpétuelle évolution, qui fonctionne à travers des pratiques parallèles, des détours, des échanges invisibles. Il est un troisième monde, celui qui échappe à la logique de la droite et de la gauche artistiques, à la logique de la subversion et de la domination, à celle du capitalisme et de l’utopie. L’art invisuel propose un espace où ces oppositions peuvent se rencontrer et coexister autrement.
Dans un monde qui ne cesse de se reconfigurer, l’art invisuel est une réponse, non pas au monde de l’art en soi, mais au monde dans sa totalité. Ce n’est pas simplement un art qui résiste ou se déplace à l’intérieur des systèmes existants. C’est un art qui fait appel à un nouvel ordre de réalité, un ordre fluide, incertain, multiple. Un ordre qui n’appartient à personne, mais qui existe à chaque instant, là où l’artiste choisit de le poser.
Dans cette reconfiguration continue, l’art invisuel devient une forme de projection pour les générations futures. Il représente une manière différente d’aborder la créativité, un mode d’existence de l’art qui s’affranchit des catégories habituelles, qui se joue des divisions héritées du passé. Un art capable de déjouer les anciennes oppositions, de réconcilier ce qui semblait irréconciliable, et d’inventer, dans cette réconciliation, de nouvelles formes de vie et de pensée.