(60) Dialogue avec Charlotte HOCHMAN –
Qu’est-ce que la création interstitielle ?
La création interstielle est une forme d’art qui utilise les interstices comme matière première.
Les interstices, c’est l’espace entre les choses. Les interstices se situent entre les « terres fermes », c’est-à-dire les certitudes, les formes de connaissance et d’expérience domptés par l’analyse et les catégorisations définies que nous avons tendance à considérer comme objectives et absolues du monde que nous percevons.
La création interstitielle s’occupe uniquement des interstices – apprendre à les détecter et à les habiter, les vivre, créer à partir d’elles, et voir quelles nouvelles formes de connaissance y prennent forme. Le but est la création de nouvelles formes de vie en contemplant l’espace entre les formes classifiées du réel. Nous avons besoin de ce décentrage, de cette expérience incarnée, pour pouvoir être habités de nouveaux imaginaires et donner naissance à de nouveaux récits qui vont au-delà de la réalité fatiguée de notre époque, où nous ne savons plus comment imaginer autrement.
En définissant les interstices comme un territoire, la création interstitielle est une invitation à quitter les terres fermes pour faire l’expérience de la texture du réel sans certitude ni point de vue fixe- des outils du passé que l’on laisse sur la terre ferme.
Tu crois que cela a un intérêt ou bien c’est encore un concept artistique fumeux qui recouvre les mêmes formes d’art qui nous envahissent de plus en plus ?
La création interstitielle ne s’apparente en rien aux formes d’art qui envahissent le marché car elle n’est pas un outil de production d’objets d’art. Elle est un état, pas une action. Il n’y a pas de logique d’œuvre d’art ou de résultat. Seul compte notre rapport mouvant avec les interstices, tout le reste est un détail.
La création interstitielle est un état de veille. Son but est l’exploration elle-même, qui est aussi une manière de s’accorder avec le réel, pas de le dominer. Toute autre pratique « artistique » traditionnelle, en lien avec le sensible, y est la bienvenue, autant que l’est la science ou d’autres modes de connaissance répertoriés, auxquels s’apparentent les « formes d’art » actuelles, c’est-à-dire basées sur la production d’oeuvres d’art.
Mais la création interstitielle a toujours lieu entre ces terres fermes, elle en est, par nature, libérée. Elle est indisciplinaire. Non seulement elle ne peut pas nous envahir, mais elle ne peut pas non plus être envahie, c’est là sa grande force. Car en l’envahissant nous créons une terre ferme, par nature son interstitialité nous échappe. Nous ne pouvons que nous y situer nous-mêmes.

Quelle est ta profession ?
Je suis une artiste interstitielle. Les artistes interstitiels répondent par nature à trois impératifs : tout d’abord, ils créent en étant plutôt qu’en faisant – ils ne se définissent pas par ce qu’ils produisent ou par une logique performative, mais concentrent leur créativité dans l’être. Par ailleurs, ils résident de manière durable plutôt que d’y faire des incursions à partir des terres fermes. Enfin, ils ouvrent des portes pour d’autres personnes vers l’espace entre les choses, ne se contentant pas d’habiter les interstices, mais y créant des chemins empruntables – qui restent bien sûr indomptés.
Est-ce que la création interstitielle permet de libérer l’art de l’élitisme pour le rendre démocratique ?
Tout peut être libéré par ses propres frontières, par ses points les plus éloignés du centre, qui touchent autre chose que soi-même. La création interstitielle se situe au seuil de l’art contemporain, elle n’existe que dans le passage et non au centre. Elle ne peut se situer au milieu d’un territoire clôturé, régulé, calculé comme l’est le milieu de l’art aujourd’hui. Les questions de statut, de valeur marchande ou de validation externe n’existent pas dans les interstices, ce sont des problèmes de la terre ferme. Dans ce sens, elle peut absolument et radicalement rendre l’art accessible, car les critères figés n’y ont pas de prise. L’hybridation radicale et le mouvement perpétuel sont nécessaires à la création interstitielle, et ils échappent aux instruments qui rendent l’art élitiste.
Tu peux nous dire quels sont les enjeux ?
L’enjeu est crucial pour le devenir de nos imaginaires. C’est donc une question de survie. Il s’agit d’essayer de répondre aux questions suivantes: comment faire droit à ce qui nous échappe ? Devons-nous contrôler pour protéger? Si nous voulons soutenir le vivant, il nous faut bien chercher des réponses à ces questions.
L’enjeu est d’imaginer une jurisprudence interstitielle, d’apprendre justement à faire droit à ce qui nous échappe. Un interstice n’est pas une catégorie, il n’existe que par lui-même, et n’est percevable que par notre propre singularité, si nous nous mettons dans un état de veille radicale.
Les interstices sont des modifications minuscules de la texture du réel, qui appellent à tous nos sens pour être détectés. Ces actes pour les percevoir et les vivre constituent la création interstitielle. C’est précisément ce dont nous avons besoin pour nous ouvrir à de nouveaux imaginaires, accueillir d’autres futurs possibles. Habiter les interstices aujourd’hui, c’est être prêt.es à être habité.es par ce qui peut advenir, sans se laisser subjuguer par notre passé en tant qu’espèce dominatrice et – bien que géniale – dévastatrice sur toutes les autres formes de vie.

Quels sont selon toi les problèmes les plus graves dans l’art aujourd’hui ?
Premièrement, le marché de l’art – le problème est contenu dans l’expression elle-même. Que la créativité humaine soit un marché, c’est une absurdité, et cela engendre plusieurs problèmes à son tour. Notamment que les thèmes, approches et techniques sont régulés par les acteurs institutionnels du monde de l’art, car ils en contrôlent les ressources, donnant à la créativité d’une époque une forme visible arbitraire, décidée par le marché plutôt que par les artistes eux-mêmes. Cela à son tour encourage un effet de « reproduction » de ce qui a déjà été fait, pour réduire les risques, et empêche un renouvellement profond de nos manières de créer. Cela a pour conséquence des imaginaires recyclés.
Il y a besoin de s’ouvrir à des prises de risque radicales pour habiter le monde différemment. Cette recherche ne peut avoir lieu que si ce sont les artistes qui décident de ce qui relève de l’art ou pas, et que les institutions suivent. C’est dans ce ses que travaillent l’ENDA (Ecole nationale d’art de Paris), ainsi que tout le mouvement de l’art invisuel.
L’auto-détermination est au cœur de la créativité, elle en est la condition. On ne peut pas créer en obéissant à des injonctions, encore moins d’un marché.

Y a-t-il encore un espoir pour les artistes qui n’ont plus aucune prise sur la définition de l’art ?
Bien sûr, il y a toujours un espoir car l’art est vivant, en constant devenir. Il s’agit pour les artistes de changer non pas de technique mais d’état. Revenir à un art qui soit existentiel, non pas une action, une performativité, mais une approche du quotidien, du réel, qui ne nous sépare pas de lui pour « produire » ou faire plaisir à qui que ce soit. Je recherche un art non performatif mais en immersion totale dans le réel, qui ne me sépare pas de l’instant présent – un être, non un faire. Une expression simple et immédiate, qu’un enfant pourrait comprendre au-delà des mots, de ma manière d’habiter le monde. C’est à ces moyens de transmission que je tente de donner forme.
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Photo en-tête : Charlotte Hochman, artiste interstitielle, fondatrice et directrice du ce-ci, Centre de Création interstitielle, réalisé comme projet d’année au sein de l’ENDA (Ecole nationale d’art de Paris). Site internet : www.ce-ci.fr – Instagram : @creation_interstitielle
Crédit photo: Michele Caleffi, 2024