(55) Par Rose Marie BARRIENTOS –

Je suis devenue historienne de l’art un peu par hasard, qui fait bien les choses, j’en suis convaincue. C’est encore le hasard qui m’a pointé vers la philosophie, un chemin que je n’envisageais pas mais que j’ai exploré volontiers, faisant confiance au hasard. Après un séjour plus ou moins étendu sur ce champ du savoir, j’ai fini par comprendre que le hasard n’existe pas sans intuition. Les opportunités qui se présentent à nous sont comme les ingrédients d’une recette inconnue dont le goût nous sera révélé seulement en fin de coction. Si tout va bien, on mangera à sa faim. Mon parcours académique est un plat élaboré dont l’épice principale est l’historie de l’art, ma discipline de choix et mon cheval de bataille. Par la force des choses, j’ai dû ajouter un peu d’histoire économique et puis, pour faire prendre le tout, une bonne dose d’argumentation. Je vous raconte ici la préparation de ce mets et le pourquoi du comment.

J’ai été happée par l’histoire de l’art dans l’auditorium du Louvre où j’assistais aux cours du soir de la Fondation Rachel Boyer (1). Dans la pénombre de l’énorme salle, j’écoutais émerveillée les exposés des spécialistes chargés du programme. Semaine après semaine, un univers passionnant se déployait devant moi. Jusqu’à alors mon expérience de l’art avait été uniquement visuelle, acquise principalement dans des musées et des galeries où je me rendais pour voir des expositions, comme toute une chacune. Or, en contemplant les œuvres situées par les doctes conférenciers, je prenais conscience que l’art est plus que l’œuvre exposée et que son histoire est une sorte de portail qu’il faut traverser pour mieux saisir son sens. Je comprenais également que l’art, à la base, est pensée et que cette pensée génère non seulement des œuvres mais aussi du discours. Il s’agit d’une part du discours de l’art, c’est-a-dire émanant de l’artiste à travers son travail, un discours silencieux parfois mais toujours éloquent. D’autre part il y a le discours sur l’art dont la teneur est aux mains de qui l’élabore, c’est-a-dire ses historiens, mais aussi ses interprètes, critiques et divers modérateurs, qui agissent sur les perceptions de l’art qui dans certains cas influent sur la destinée des artistes, En prenant acte du rôle des historiens et historiennes de l‘art (ces dernières étant historiquement moins nombreuses, il faut le signaler), j’ai eu envie de l’assumer, consciente de son poids et de ma responsabilité.

Une fois terminé le programme du soir au Louvre j’ai repris mes études universitaires (j’avais obtenu une licence en psychologie aux États-Unis des années auparavant, mais je n’ai jamais exercé ce métier) et me suis donc inscrite en Histoire de l’art et archéologie à l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne. Les premières années, Diderot, Baudelaire, Panofsky et bien d’autres sont devenus mes compagnons de métro en allant au travail. Car à l’époque j’avais un CDI à plein temps chez SBC Communications, une société de télécom américaine que je cite pour le rôle déterminant qu’elle a joué dans mon parcours académique. Dix-neuvièmiste pendant mes années de licence, j’ai zoomé sur Daumier et Courbet, portant mon regard vers les rapports entre art et société. Lorsque le temps est venu de définir mon sujet de recherche pour le master, au début des années 2000, j’ai voulu approfondir la question en m’intéressant aux relations qui se nouent, depuis l’Antiquité, entre le monde de l’art et celui de l’économie. Quelques études existaient déjà sur le thème « art et économie », terme raccourci que j’utilise pour simplifier, mais la recherche venait de démarrer. C’était alors un énorme chantier contenant de nombreuses niches ; il en reste encore beaucoup à explorer. J’ai commencé par étudier la collection d’art de mon employeur, la SBC Communications Corporate Collection, constituée au siégé de l’entreprise de San Antonio, Texas. Ma dissertation portait sur les caractéristiques de la collection, et plus largement sur le devenir de l’art en milieu entrepreneurial et la pratique du collectionnisme « corporate », qui découle à son tour de la notion de culture élaborée par l’entreprise moderne.

Mes réflexions sur cette question m’ont aidé à dégager le vrai objet de ma recherche, un objet dont les facettes allait s’avérer multiples mais que je pouvais déjà situer à l’intersection de deux univers ou systèmes a priori distants l’un de l’autre. J’imagine cet espace comme étant situé sur une fissure aux contours flous et aléatoires, un espace qui bouge selon la dynamique des systèmes qui s’y retrouvent et, en quelque sorte, fusionnent. Je ne vais pas ici m’attarder sur les nombreuses interactions ayant lieu entre art et économie, mais il convient de signaler que celles-ci se déroulent sur deux pôles qu’il faut distinguer. L’image d’une pièce de monnaie sert à illustrer mon propos : sur le coté face, plus défini et mieux connu, ce sont les acteurs économiques qui agissent sur le champ de l’art (e.g., la collection d’art d’entreprise, le marché de l’art, la vie économique de l’artiste) ; sur le côté pile, ce sont les artistes qui investissent l’univers économique et qui utilisent ses éléments pour en faire de l’art. En termes d’histoire de l’art, le côté face relève de l’histoire institutionnelle tandis que le côté pile renvoie à l’histoire de la création artistique, et plus spécifiquement à ce que Paul Ardenne a nommé, non sans un peu de dédain, « economics art. » (2) L’historien de l’art dispose des outils bien rodés pour étudier la face de cette monnaie métaphorique, alors que les moyens pour aborder le côté pile, restent encore à déterminer. Je reviendrai sur ce point, mais il n’est pas inutile de rappeler brièvement le contexte de l’émergence de l’art sur l’économie.

Depuis l’avènement du Réalisme, qui déploie le champ de l’art afin d’y faire place à la vraie vie, le regard des artistes s’est porté sur le fait politique, devenu sujet à part entière. Pendant de décennies, les bouleversements du monde occupent les toiles. Comme cela a été mis en lumière lors de l’exposition Face à l’histoire au Centre Pompidou en 1996, pendant une longue période, l’art évoque les mouvements sociaux, les crises belliqueuses et d’autres thématiques géopolitiques. Il convenait de faire le point sur cet important pan de l’histoire, mais le domaine du politique s’était amplifié entre temps et avec lui les préoccupations des artistes. Déjà dans les années 1939, le muraliste Diego Rivera, peintre du prolétariat et défenseur de communisme, invitait la vie économique dans ses représentations du monde. C’est toutefois dans l’après-guerre, vers la fin des années 1950, que la dimension économique prendra sa véritable ampleur dans l’art. La société de consommation affirme sa supériorité en Amérique et sa logique se propage en Occident, soutenue par les projets de reconstruction du Plan Marshall. Les booms économiques se succèdent dans le monde occidental, portant la question économique au centre du dialogue social en la rendant prépondérante et prioritaire dans le vécu quotidien. Les pouvoirs se mobilisent afin de porter les valeurs capitalistes aux nues tout en mettant à mal les principes économiques promus derrière le rideau de fer. L’art devient alors un outil stratégique de marketing politique, mais pas pour longtemps, car le clivage idéologique sera vite pulvérisé par le désir commun de croissance économique. La dimension économique finira par prendre le dessus. Tout dans nos sociétés, qu’elles soient de gauche, centre ou droite, tourne depuis autour de l’économie. Que les artistes s’intéressent aux phénomènes économiques semble donc s’inscrire dans l’ordre des choses. A un certain moment, l’économie fut, comme l’a suggéré Ardenne, un sujet au goût du jour.

A l’instar des phénomènes économiques, l’art en lien avec l’économie prend différentes formes. Parmi celles-ci, les money paintings de Warhol, les narratives visuelles sur les flux monétaires de Mark Lombardi, la vidéo-parabole sur la crise financière de Hito Steyerl (Liquidity Inc.), l’action de Gianni Motti lorsqu’il accroche le budget d’exposition en guise d’œuvre ou encore le geste du danois Jens Haaning, qui garde pour lui l’argent, devant être exposé dans Take the Money and Run. Cette grande diversité ne surprend pas. Après tout, presque un siècle s’est écoulé depuis que Rivera donnait une forme visuelle aux réalités économiques dans ses fresques. Et puis – fait encore plus marquant – il y a belle lurette que l’art s’est dématérialisé, devenant concept, idée, pensée, verbe. Les lettres de non-motivation de Julien Prévieux, la divulgation des dépenses de Matthieu Laurette (Demands & Supplies) et les diverses actions menées par Liliane Viala avec le collectif courants faibles (fondé avec Jean-Baptiste Farkas et Sylvain Soussan) offrent quelques exemples français de cette catégorie, qui contrairement aux représentations du fait économique, cherche plutôt à le problématiser.

Ce dernier exemple se rattache à encore une autre catégorie d’art à contenu économique. En effet, dans les années soixante émergent les « organisations » d’artiste, entités qui s’incrustent dans un terrain réservé jusqu’alors au business people ou plutôt dans leur voisinage, car elles s’implantent dans un territoire économique parallèle oscillant, selon le cas, entre l’imaginaire, le fictionnel, l’opératif et le performatif. A la tète d’une organisation, l’artiste peut désormais être directeur de musée, fermier en chef, PDG d’entreprise ou fondateur d’école d’art. Dans ce contexte, ce qu’on avait l’habitude d’identifier comme « œuvre d’art » ne peut plus être assimilé à l’image ou l’objet. Les organisations d’artiste ne sont pas non plus une performance et encore moins une installation. Elles ont une vie propre qui s’étale sur la durée, avançant de projet en projet et d’objectif en objectif. Comme l’annonçait le titre du colloque organisé par la Biennale de Paris en 2006, « L’art est l’entreprise » (3) ou autrement dit, l’œuvre est l’organisation. Les formes élaborées par ces artistes – conçues donc comme des organisations vivantes – sont des structures éminemment économiques, car elles sont animées par le sens primaire du terme oikonomia, la gestion des ressources.

Les organisations d’artiste, que j’ai un temps nommé « entreprises critiques », occupent ma recherche depuis près d’une vingtaine d’années. En 2004, en terminant mon étude sur les collections d’entreprise, où je me penchais sur l’art en milieu entrepreneurial, j’ai voulu explorer le phénomène opposé, à savoir la place de l’entreprise – prototype organisationnel de l’économie capitaliste – dans l’univers de l’artiste. Cela orienterait le sujet de ma recherche doctorale. J’avais déjà repéré quelques « entreprises » et il n’y avait pas de doute : c’était de l’art et leurs créateurs étaient des artistes. Le problème c’est que par leur forme et leur fonctionnement, ces entités débordaient les cadres et les codes de l’histoire de l’art. Certes, le phénomène n’était plus une nouveauté ; quelques textes évoquaient déjà nombre d’organisations (sans toutefois les identifier comme telles). Moi-même, j’allais bientôt en répertorier plus d’une centaine, dont plusieurs que j’ai fréquentées de près. J’allais aussi retracer leur origine, état de la question que j’ai plusieurs fois présenté lors de conférences ou par écrit. Pour mieux les comprendre j’allais également tenter de classifier les motivations des artistes en question et de dégager une quelconque typologie de leurs structures, ce à quoi j’allais vite renoncer en constatant l’inutilité de l’exercice. En réalité, ni la méthode panofskienne, ni les théories émanant de l’esthétique, la sociologie, la linguistique ou la sémiotique paraissaient adaptées à rendre compte du phénomène dans ses aspects les plus complexes. A chaque fois que je voulais appliquer les méthodes de ma discipline pour approfondir l’interprétation, mes démarches étaient déjouées. J’ai enfin dû admettre que les outils acquis lors de ma formation en histoire de l’art n’étaient pas suffisants et pire, ils étaient inefficaces. Frustrée, j’ai laissé tomber.

Pendant longtemps j’ai eu le sentiment d’avoir une clef dont j’ignorais la destination. J’étais loin d’imaginer que pour reprendre ma mission auto-imposée – le fameux doctorat – j’allais devoir chercher ailleurs, aussi bien en termes de connaissances que géographiquement parlant. Il aller falloir du temps aussi, et le temps venu, l’intégration au plus profond de ma pensée de la notion d’inter, trans et multidisciplinarité. Ce n’est qu’en 2019 que j’allais entamer mon projet de thèse, concrétisé en 2023 lorsque j’ai obtenu un doctorat en argumentation.

J’ai trouvé la serrure à ma clef dans la Faculté de philosophie de l’Université de Windsor, au Canada. C’est encore l’happenstance et l’intuition qui ont fait de moi une historienne de l’art-philosophe, alliance dont je m’en réjouis aujourd’hui. Le programme qui m’a accueilli, Argumentation Studies PhD (4) avait été crée à peine quelques années avant que je ne sollicite l’admission, conseillée par un ami artiste, Iain Baxter&. L’avènement du programme n’aurait pas eu lieu sans celui de la logique informelle, introduite vers la fin des années 1970 par Anthony Blair et Ralph Johnson (J&B), fondateurs du cours et du journal éponyme. Leur geste, accru par l’enthousiasme académique pour le critical thinking, allait favoriser la renaissance de l’argumentation, ou plutôt sa reformulation à partir de la rhétorique. Le renouveau de cette ancienne branche de la philosophie, qui cohabitait avec la logique et la dialectique dans l’Antiquité, a été amorcé par Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, co-auteurs du Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique (1958), qui attribue à l’argumentation le rôle d’explorer « les voies par lesquelles le débat rationnel et la parole partagée peuvent substituer la recherche commune d’un accord à la violence brute. » (5) Partant de ma perception de l’art comme une forme de la pensée et un acte communicatif, et éveillée au discours économique généré par les organisations d’artiste, il m’a semblé pertinent d’examiner la possibilité de l’art comme argument.

Comme d’autres pratiques et disciplines, le champ académique de l’argumentation s’est amplement étendu depuis son renouveau à la fin des années 1950. Le départ de la logique formelle annonce des évènements révolutionnaires. Dans les années 1990 l’argument cesse d’être compris comme un évènement de nature exclusivement linguistique, idée promue notamment par Leo Groarke et David Birdsell, qui théorisent l’argumentation visuelle et multimodale, admettant dans le champ des arguments d’ordre visuel et pourquoi pas, olfactif, sonore, tactile ou encore gustatif. De son côté, Michael Gilbert certifie la fin de l’argument linéaire, postulant l’existence d’autres modes de raisonnement dans l’argumentation que celui de la logique, seule à être admis par la tradition. Gilbert en identifie trois autres modes, l’émotionnel, le viscéral et le kiscéral (son néologisme), ce dernier étant actif par l’intuition. Le même Gilbert développe la notion de « coalescence » en argumentation, une manière d‘argumenter qui « recherche des points d’accord plutôt que de se concentrer sur les désaccords » (6), ce qui n’est pas sans rappeler les meilleurs exemples de l’art.

Ma dissertation, soutenue en décembre 2023, a été un grand laboratoire dont je sors à peine. (7) J’ai su dès le départ que je laisserais de nombreux filons sans les explorer et je sais maintenant que j’ai encore beaucoup de travail devant moi. En conformité avec les exigences de la thèse doctorale, j’ai dû condenser ma recherche sur un champ restreint. C’est autour de la formule « Kunst = Kapital » de Joseph Beuys que tout se passe. Je considère cette proclamation comme l’argument de l’artiste et cherche son sens au sein de ses organisations Organization for Direct Democracy by Referendum et Free International University. Soumis aux outils de l’argumentation, Beuys et son argument ont passé le test. Notons que ceci vaut pour la forme – c’est-a-dire les éléments composants et les mécanismes d’un argument – et ne s’applique pas nécessairement au contenu. La prochaine étape sera de tester ces instruments sûr d’autres évènements artistiques du même ordre afin de déterminer si oui ou non, on peut adopter l’argumentation comme nouvelle méthode de l’historie de l’art.

Photo : Hannah Dubois, Recurring View, 1968/2002/2012/2019. C-print, 60.9 x 90.4 cm. Photo: Site Photography

  1. « En 1921, à la suite de la donation d’une rente aux musées nationaux, Rachel Boyer institue avec l’aide de Jean d’Estournelles de Constant, directeur des Musées nationaux, le premier cours d’histoire de l’art public et gratuit au sein de l’École du Louvre. À partir de 1934, ces cours intitulés ‘Le quart d’heure de l’histoire de l’art’ sont diffusés par Radio Tour Eiffel. Les cours Rachel Boyer existent toujours aujourd’hui, sous le nom de ‘cours du soir d’initiation à l’histoire de l’art’ ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Rachel_Boyer
  2. Paul Ardenne, Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation. Flammarion, 2004.
  3. Voir l’annonce ici https://www.paris-art.com/colloque-cerap-lart-est-lentreprise-colloque-international-sous-la-direction-de-yann-toma/
  4. https://www.uwindsor.ca/argumentationstudies/
  5. Ruth Amossy et Roselyne Koren, « Rhétorique et argumentation : approches croisées », Argumentation et Analyse du Discours, mis en ligne le 01 avril 2009, DOI : 10.4000/aad.561. Ce texte offre une entrée en matière à l’argumentation lucide.
  6. Michael A. Gilbert, « Ne pas argumenter logiquement n’est pas illogique : il y a d’autres façons de communiquer des arguments ». Entretien mené par Linda Carozza. https://journals.openedition.org/aad/8017.
  7. Rose Marie Barrientos Galindo, Artistic Organizations. Joseph Beuys’ Claim: An Expanded Concept of Argument, PhD Thesis, University of Windsor, Canada, 2023. https://scholar.uwindsor.ca/etd/9158/

2 Replies to “Une clef sans serrure”

  1. Rose Marie,
    j’ai lu avec plaisir intérêt et curiosité ton texte et je vais aller consulter ta thèse.
    Où et comment te joindre en direct ?
    Philippe

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